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Il avait à présent quarante-deux ans — mince, des cheveux grisonnants, des yeux d’un gris froid parfaitement assortis au ciel. Durant la guerre, la Propagande avait donné un surnom aux équipages de sous-marins, les « loups gris », et en un sens cette image collait assez bien à March, redoutable pisteur. De tempérament, en revanche, il était tout le contraire du loup, refusant de courir en meute, se fiant davantage à sa tête qu’à ses jambes. Pour ses collègues il était « le renard ».

Un temps pour U-Boot !

Il ouvrit à la volée la portière de la Skoda blanche et reçut de plein fouet une bouffée d’air chaud et vicié.

« Bien le bonjour, Spiedel ! (Il secouait l’épaule anguleuse du photographe.) C’est maintenant ou jamais qu’on se la mouille ! »

Spiedel sursauta et lui lança un regard assassin.

Il voulut s’approcher de l’autre Skoda, mais quelqu’un baissait déjà la vitre avant.

« Ça va, March. Ça va. »

C’était la voix du chirurgien SS August Eisler, le pathologiste de la Kripo — un glapissement de dignité offensée.

« Réservez vos plaisanteries de corps de garde à ceux qui trouvent ça drôle. »

Ils se retrouvèrent tous au bord de l’eau, sauf le Dr Eisler, à l’écart sous un vénérable parapluie noir qu’il n’avait offert à personne de partager. Spiedel fixa une ampoule de flash sur son appareil et cala posément son talon droit dans une motte d’argile. Il pesta quand le clapotis du lac atteignit sa chaussure.

« Merde ! »

Le flash produisit son éclair avec une petite détonation sourde, figeant la scène une fraction de seconde : le reflet trop blanc des visages, les zébrures argentées de la pluie, la masse sombre du bois. Un cygne surgit brusquement d’entre les roseaux tout proches, inquiet de ce remue-ménage ; il se mit à nager en rond à quelques mètres.

« Il protège son nid, dit le jeune SS.

— Il m’en faut une autre d’ici. (March précisait du doigt.) Et une d’ici. »

Spiedel recommença à jurer en dégageant son pied dégorgeant de boue. L’appareil grilla successivement deux autres ampoules de flash.

March se baissa et agrippa le corps sous les aisselles. La chair était résistante au toucher, comme du caoutchouc froid, et glissante.

« Aidez-moi. »

Les Orpo prirent chacun un bras et tirèrent de concert, ramenant peu à peu le cadavre, d’abord dans la vase, puis sur l’herbe. March, en se redressant, surprit l’expression sur le visage de Jost.

Le vieil homme portait un slip de bain bleu qui avait glissé sur ses genoux. Dans l’eau glaciale, ses organes génitaux s’étaient ratatinés — une minuscule couvée d’œufs blanchâtres dans le nid de poils noirs du pubis.

Le pied gauche manquait.

Fallait que ce soit comme ça, pensa March. Un jour pareil, rien ne pouvait être simple. Oui, l’aventure.

« Herr Doctor. Votre opinion, s’il vous plaît. »

Avec un soupir de mauvaise humeur, Eisler s’avança délicatement, ôtant un de ses gants. La jambe du cadavre s’arrêtait sous le mollet. Sans lâcher son parapluie, il se courba avec raideur pour hasarder ses doigts autour du moignon.

« Hélice ? » demanda March.

Il en avait vu, des corps repêchés dans les grandes voies d’eau — le Tegeler See ou la Sprée, à Berlin, l’Alster à Hambourg — ; et il savait à quoi ils pouvaient ressembler, comme si des bouchers s’étaient acharnés dessus.

« Non. (Eisler retira sa main.) Une amputation déjà ancienne. Assez proprement réalisée d’ailleurs. »

Il pressa fortement son poing contre la poitrine. L’eau jaillit de la bouche et bouillonna aux narines.

« Rigidité cadavérique plutôt avancée. Le décès remonte à une douzaine d’heures. Un peu moins, peut-être. »

Il réenfila son gant.

Un moteur diesel hoquetait quelque part dans la forêt, derrière eux.

« L’ambulance, expliqua Ratka. Ils ont mis le temps. »

March fit un geste en direction de Spiedel.

« Prends-en encore une. »

Sans cesser d’étudier le cadavre, March alluma une cigarette. Il s’accroupit, fixa intensément le seul œil ouvert, resta ainsi un long moment, immobile. L’appareil flasha une nouvelle fois. Le cygne se redressa, agita ses ailes, et fila vers le centre du lac à la recherche de nourriture.

2

Le siège de la Kripo était à l’autre bout de Berlin, à vingt-cinq minutes en voiture de la Havel. March voulait la déposition de Jost. Il avait offert au cadet de le ramener à la caserne pour qu’il se change, mais le jeune homme avait refusé : il préférait être débarrassé tout de suite de cette corvée. Sitôt le corps chargé dans l’ambulance et expédié vers la morgue, ils étaient donc repartis ensemble, dans la Volkswagen quatre portières de March, en pleine heure de pointe.

C’était un de ces matins maussades sur la ville, quand le fameux Berliner Luft s’avère moins revigorant que franchement glacial ; le froid et l’humidité piquaient au visage et aux mains plus sûrement qu’un millier d’aiguilles gelées. Sur la Potsdamer Chaussee, les éclaboussures jaillissant des roues des voitures précipitaient les rares piétons contre les façades des immeubles. Observant ces hommes et ces femmes par ses vitres mouchetées de pluie, March se prit à penser à une ville peuplée d’aveugles, progressant à tâtons sur le chemin de leur travail.

Tout était si normal. Avec le recul, c’est ce qui le frapperait le plus. Comme dans un accident : avant, tout est banal ; puis l’événement survient et rien n’est jamais plus pareil. Car quoi de plus ordinaire et routinier qu’un macchabée repêché dans la Havel. Deux fois par mois, on n’y coupait pas. Hommes d’affaires ruinés ou en faillite, gosses imprudents ou adolescents en mal d’amour. Les accidents, les suicides, les meurtres. Le désespéré, l’imbécile, le triste.

Le téléphone avait sonné chez lui, Ansbacher Strasse, un peu après six heures et quart. À vrai dire, l’appel ne l’avait pas réveillé. Depuis un moment, étendu dans la demi-pénombre, les yeux grands ouverts, il écoutait la pluie. Cela faisait plusieurs mois qu’il dormait mal.

« March ? On a un avis — un corps dans la Havel. (La voix de Krause, l’officier de nuit.) Va jeter un coup d’œil ; il y a quelqu’un sur place. »

Il avait répondu que ce n’était pas tellement son truc.

« Que ça te branche ou non, c’est pas la question.

— Si ! Car il se trouve que je ne suis pas de service. Je l’étais la semaine dernière, et aussi la semaine d’avant. »

Et encore la semaine d’avant, aurait-il pu ajouter.

« C’est mon jour sans. Zyeute ta liste d’un peu plus près. »

Il s’établit un long silence au bout du fil, puis Krause à nouveau, s’excusant de mauvaise grâce :

« T’es verni, March. J’étais sur le tableau de la semaine dernière. Tu peux roupiller. (Il ricana.) Ou retourner à tes petites manies. »

Un coup de vent avait rabattu la pluie contre la fenêtre, faisant crépiter les gouttes sur les carreaux.

La procédure était standard en cas de découverte d’un corps : présence requise, simultanément, d’un médecin légiste, d’un photographe et de quelqu’un de la criminelle. Les inspecteurs étaient de service à tour de rôle, dans l’ordre établi au Werderscher Markt, le siège central de la Kripo.