« Qui est de corvée aujourd’hui, par curiosité ?
— Max Jaeger. »
Jaeger. March partageait son bureau avec lui. Il avait jeté un coup d’œil à son réveil et imaginé la petite maison à Pankow, où Max vivait avec sa femme et leurs quatre filles : en semaine, le petit déjeuner était à peu près la seule occasion où ils se voyaient. Lui, en revanche, vivait seul depuis son divorce. Il avait prévu de passer l’après-midi avec son fils. Mais la perspective de la matinée, des longues heures à tirer, le décourageait déjà. Un grand vide. À tout prendre, un peu de routine en guise de distraction serait plutôt une bonne idée.
« Bon, fiche-lui la paix. Je suis réveillé. Je m’en charge. »
Deux heures à peu près s’étaient écoulées depuis. March jeta un coup d’œil à son passager, dans le rétroviseur. Jost n’avait pas pipé mot depuis la Havel. Il se tenait raide sur la banquette arrière, le regard rivé aux façades grises des immeubles qui défilaient.
Porte de Brandebourg, un motard leur fit signe d’arrêter.
Au milieu de la Pariser Platz, une fanfare de la SA évoluait — uniformes bruns trempés et martèlement de bottes dans les flaques. Même vitres relevées, on n’échappait pas au ramdam scandé des tambours et des trompettes, ni aux deux temps énergiques d’une des vieilles marches du Parti. Quelques douzaines de spectateurs s’étaient regroupés devant l’Académie des Arts, faisant le dos rond sous la pluie.
Impossible de circuler dans Berlin, à cette période de l’année, sans tomber sur l’une ou l’autre répétition de clique. Dans six jours, on fêtait l’anniversaire d’Adolf Hitler — le Führertag — ; toutes les fanfares du Reich seraient de sortie. Les balais des essuie-glace, sur le pare-brise, battaient la mesure avec un bruit de métronome.
« La démonstration est exemplaire… murmura March. Avec une bonne musique bien martiale, le peuple allemand ne se tient plus. »
Il se tourna vers Jost, qui esquissa un mince sourire.
Un grand coup de cymbales ponctua la fin du morceau. On entendit quelques applaudissements étouffés. Le chef pivota sur ses talons et s’inclina. Derrière lui, moitié courant, moitié marchant, les SA regagnaient déjà leur bus. Le policier à moto attendit que la place soit dégagée pour donner un bref coup de sifflet. D’un mouvement de main gantée de blanc, il fit avancer la file de voitures sous l’arcade.
Unter den Linden s’ouvrait béante devant eux. L’avenue avait perdu ses tilleuls en 36, sacrifiés par un acte de vandalisme officiel sur l’autel des jeux Olympiques. De part et d’autre, le gauleiter de la ville, Josef Goebbels, avait fait ériger des colonnes de pierre de dix mètres de haut, chacune surmontée d’une aigle du Parti, ailes déployées. L’eau gouttait au bout des becs et des ailes. On avait l’impression de circuler dans un cimetière indien.
March ralentit en arrivant au feu de la Friedrichstrasse et prit à droite. Deux minutes plus tard, il se garait dans le parc de stationnement devant l’immeuble de la Kripo, au Werderscher Markt.
L’endroit était parfaitement hideux : une monstruosité wilhelmienne de six étages, poisseuse de suie, occupant tout le côté sud du Markt. March venait ici à peu près sept jours sur sept depuis bientôt dix ans. Son ex-femme s’en plaignait souvent ; cette maison lui était devenue plus familière que la sienne. À l’entrée, passé les sentinelles et la vieille porte tambour, un panneau annonçait le degré d’alerte terroriste. Quatre codes, par ordre croissant de gravité : vert, bleu, noir et rouge. Aujourd’hui, comme tous les jours, c’était alerte rouge.
Les deux gardes dans leur cabine de verre les scrutèrent tandis qu’ils s’avançaient. March exhiba sa carte et fit signer le registre à Jost.
Le Markt était plus animé que d’habitude. La quantité de travail triplait toujours dans la semaine précédant le Führertag. Les hauts talons des secrétaires ployant sous les cartons pleins de dossiers claquaient sur les dalles de marbre. L’air était imprégné de l’odeur lourde des tuniques mouillées et de l’encaustique. De petits groupes d’officiers en vert-Orpo et noir-Kripo s’échangeaient à mi-voix des tuyaux plus ou moins confidentiels. Au-dessus des têtes, de part et d’autre du hall d’honneur, deux bustes ornés de guirlandes — ceux du Führer et de Reinhard Heydrich, le chef de l’Office central de la Sûreté du Reich — semblaient se regarder dans le blanc des yeux.
March fit coulisser la grille métallique de l’ascenseur et s’effaça devant Jost.
La Sûreté se subdivisait en bureaux bien distincts. Au niveau zéro de la hiérarchie : la Orpo, les flics ordinaires. Ils se chargeaient des poivrots, circulaient sur les Autobahnen, verbalisaient les excès de vitesse, s’occupaient des arrestations mineures, prévenaient les incendies, surveillaient les gares et les aéroports, répondaient aux divers appels à l’aide, et repêchaient les corps dans les lacs.
Au sommet : la Sipo, la Sûreté proprement dite, regroupant la Gestapo et la SD, la police spéciale du Parti, Son quartier général était logé dans un complexe lugubre, Prinz-Albrecht-Strasse, à un kilomètre au sud-ouest du Markt. La Sipo s’occupait du terrorisme, de la subversion, du contre-espionnage et des « crimes contre l’État ». Ses oreilles traînaient dans toutes les usines, dans les écoles, dans n’importe quel hôpital ou cantine ; dans chaque ville, chaque village, chaque rue. Un corps dans la Havel n’intéressait la Sûreté que s’il s’agissait d’un terroriste, ou d’un traître.
Et quelque part entre les deux, aux confins non définis et brouillés de ces deux univers : la Kripo, 5e bureau de l’Office central de la Sûreté du Reich. À eux le tout venant du crime, du banal cambriolage au casse de banque ; les voies de fait, les viols et les mariages mixtes ; les mille et une manières de trucider son prochain. Un cadavre dans la flotte — qui ? et pourquoi ? et comment ? — , c’était l’affaire de la Kripo.
L’ascenseur stoppa au deuxième étage. L’éclairage du corridor lui donnait l’allure d’un aquarium. Néon faiblard, linoléum vert, murs ton sur ton, en plus délavé. On retrouvait l’odeur d’encaustique du hall, pimentée cette fois de désodorisant pour toilettes et de tabac refroidi. Vingt portes de verre dépoli scandaient le couloir, certaines entrouvertes : les bureaux des inspecteurs. Quelque part, le cliquetis d’un clavier de machine à écrire, frappé d’un seul doigt ; ailleurs, la sonnerie d’un téléphone que personne ne décrochait.
« Le centre nerveux de la lutte incessante menée contre les ennemis criminels du national-socialisme », annonça March, citant un titre récent du journal du Parti, le Völkischer Beobachter.
Il fit une pause, et comme Jost ne réagissait pas, il expliqua :
« Une plaisanterie.
— Pardon ?
— Non, rien. »
Il poussa une porte et actionna l’interrupteur. Son bureau était à peine mieux qu’un placard sombre ; la seule fenêtre donnait sur une cour de brique noircie. Au mur, une étagère où s’alignaient des recueils dépenaillés de lois et de décrets, reliés de cuir, un précis de médecine légale, un dictionnaire, un atlas, un guide des rues de Berlin, des annuaires téléphoniques, des cartons avec des étiquettes collées — « Braune », « Hundt », « Stark », « Zadek » —, autant de stèles élevées par la bureaucratie en l’honneur de victimes oubliées depuis longtemps. Contre la paroi d’en face, quatre grands fichiers, dont un surmonté d’une plante en pot posée là par une secrétaire d’âge mûr, au paroxysme d’une passion muette et non payée de retour pour Xavier March. La plante était morte depuis belle lurette. Pas d’autres meubles, sauf deux bureaux de bois poussés devant la fenêtre. Le sien et celui de Max Jaeger.