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March accrocha son manteau à la patère près de la porte. Il préférait, quand c’était possible, ne pas porter d’uniforme. La pluie et le vent sur la Havel, ce matin, lui avaient servi de prétexte pour enfiler une paire de pantalons gris et un gros pull bleu. Il poussa le siège de Jaeger vers Jost.

« Asseyez-vous. Café ?

— Volontiers. »

Il y avait un distributeur au bout du couloir.

« On a des putains de photos. Tu te rends compte ? Tiens, regarde. »

C’était la voix de Fiebes, du VB3, la division des crimes sexuels. En train de la ramener avec son dernier exploit.

« Prises par la boniche. Admire : on distingue chaque poil. Cette nana peut s’installer professionnel ! »

Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? March frappa sur la paroi de la machine qui éjecta un gobelet de plastique. Sans doute la femme d’un officier et un travailleur polonais réquisitionné dans le Gouvernement général pour bosser ici comme jardinier. D’habitude, c’était un Polonais : rêveur, sentimental, faisant doucement chavirer le cœur de l’épouse au mari absent, parti au front. Apparemment, ils s’étaient fait photographier in flagrante par une quelconque boniche jalouse de la Bund deutscher Mädel, décidée à bien se faire voir des autorités. Crime sexuel, aux termes de la Loi de 1935 sur la souillure de la race.

Il donna un autre coup contre le flanc de la machine.

Ils étaient mûrs pour l’audience publique à la Cour du Peuple, avec compte rendu grivois dans Der Stürmer, en guise d’avertissement pour tout le monde. Deux ans à Ravensbrück pour la femme. Rétrogradation et déshonneur pour le mari. Vingt-cinq ans pour le Polonais — s’il avait de la veine ; sinon la mort.

« Oh bordel ! »

Une autre voix murmura quelque chose et Fiebes — un fouille-merde dans la cinquantaine, dont la femme s’était tirée dix ans plus tôt avec un moniteur de ski SS — partit d’un grand éclat de rire. March, un gobelet de café noir dans chaque main, battit en retraite vers son bureau et referma la porte derrière lui avec son pied.

Reichskriminalpolizei Werderscher Markt 5/6

Berlin

Déposition de témoin

Mon nom est Hermann Friedrich Jost. Je suis né le 23.2.45 à Dresde. Je suis aspirant à l’École de formation Sepp Dietrich, Berlin. À 05.30 h ce matin, je suis sorti m’entraîner. Je préfère courir seul. Mon trajet habituel me conduit d’abord jusqu’à la Havel, par la forêt de Grunewald, puis le long du lac jusqu’à la hauteur du restaurant de Linwerder, et retour au quartier, à Schlachtensee. Passé la jetée de la Schwanenwerder, trois cents mètres plus haut, j’ai vu un objet dans l’eau, près du bord. C’était le corps d’un homme. J’ai couru jusqu’à une cabine téléphonique, à un demi-kilomètre par la route qui longe le lac, et j’ai alerté la police. Je suis revenu près du corps et j’ai attendu l’arrivée des autorités. Durant tout ce temps il a plu sans arrêt et je n’ai vu personne.

Je fais cette déposition de mon plein gré en présence de l’inspecteur de la Kripo Xavier March.

SS-Schütze Il.F. Jost.
08.24/14.4.64

March se renversa dans son siège et étudia le jeune homme pendant qu’il signait le document. Rien, pas une trace de dureté sur ce visage aussi rose et doux que celui d’un bébé ; une poussée d’acné autour de la bouche, un semblant de duvet blond au-dessus de la lèvre. March n’était pas sûr qu’il se rasait déjà.

« Pourquoi courez-vous seul ? »

Jost lui tendit la déclaration.

« Ça me permet de penser. C’est pas du luxe de pouvoir être seul au moins une fois dans la journée. Dans une caserne, bonne chance…

— Longtemps que vous êtes aspirant ?

— Trois mois.

— Content ?

— Content ! (Jost tourna la tête vers la fenêtre.) Je venais de commencer mes études à l’université de Göttingen quand mon appel est arrivé. Disons que ça n’a pas été le jour le plus heureux de ma vie.

— Inscrit en quoi ?

— Lettres.

— Allemandes ?

— Vous en connaissez d’autres ? (Jost esquissa un de ses pâles sourires.) J’espère réintégrer la fac après mes trois ans. Je veux enseigner. Écrire. Pas être soldat. »

March parcourut sa déposition.

« Si vous êtes à ce point antimilitariste, que faites-vous dans la SS ? »

Il essaya de deviner la réponse.

« Mon père : il était membre fondateur de la Leibstandarte Adolf Hitler. Vous savez ce que c’est : je suis son seul fils. Il n’attendait que ça.

— Pas très facile à vivre… »

Jost haussa les épaules.

« Je n’en mourrai pas. Et on m’a laissé entendre — officieusement, bien sûr — que je couperai au front. Il leur faut un assistant pour l’école d’officiers de Bad Tolz. Un cours sur la dégénérescence de la littérature américaine. C’est assez dans mes cordes, la dégénérescence. (Il risqua un autre sourire.) Je suis fichu de devenir une sommité en la matière. »

March rit doucement et considéra à nouveau la déposition. Quelque chose clochait ; à présent il voyait quoi.

« Sur ce point, je vous fais confiance. »

Il déposa la feuille sur un coin de son bureau et se leva :

« Eh bien… Beaucoup de succès avec vos cours.

— Je suis libre ?

— Naturellement. »

Manifestement soulagé, Jost se mit debout. March manœuvra le bouton de porte.

« Ah, une chose. (Il pivota et fixa l’aspirant SS dans les yeux.) Pourquoi mentez-vous ? »

Jost baissa brusquement la tête.

« Que…

— Vous affirmez avoir quitté la caserne à cinq heures trente. Vous appelez les flics à six heures cinq. Schwanenwerder est à trois kilomètres de votre point de départ. Vous êtes entraîné : vous courez tous les jours. Vous ne lambinez pas : il pleut des cordes. Sauf à vous être mis soudain à clopiner, vous devez avoir atteint le lac bien avant six heures. Donc, ça nous fait — combien ? — vingt minutes sur trente-cinq qui ne collent pas avec vos dires. Que faisiez-vous, Jost ? »

Le jeune homme était décomposé.

« Peut-être… j’ai peut-être quitté le quartier plus tard. Ou j’ai fait un ou deux tours avant de…

— Peut-être, peut-être… (March hocha tristement la tête.) Tout cela est vérifiable, Jost. Et je vous avertis : ça va barder pour votre matricule si c’est moi qui dois me démerder pour trouver la vérité et vous la servir sur un plat, au lieu de l’inverse. Vous êtes homosexuel, n’est-ce pas ?

— Herr Sturmbannführer ! Pour l’amour du ciel… »

March prit Jost par les épaules.

« J’en fais pas un drame. Vous vous entraînez seul chaque matin ; ça vous donne vingt minutes pour rencontrer je ne sais qui dans le Grunewald. C’est votre affaire. Et professionnellement, c’est d’ailleurs pas mon rayon. Moi, je m’intéresse au cadavre. Vous avez vu quelque chose ? Vous avez fait quoi, réellement ? »

Jost secoua la tête.

« Rien. Je vous le jure. »

Ses yeux clairs, écarquillés, étaient brouillés de larmes.