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Le slogan des camps : « Le travail rend libre. »

Il s’éloigna entre les rangs de téléphonistes. Il entendit Krause, dans son dos, prenant Helga à témoin :

« Vous voyez ce que je veux dire ? Merde, c’est quoi, ces plaisanteries ? »

March regagna son bureau au moment où Max Jaeger ôtait son manteau.

« Zavi ! (Il écarta les bras.) J’ai vu le message du PC. Qu’est-ce que je peux faire pour te remercier ? »

Il était en uniforme de SS-Sturmbannführer. La tunique noire portait encore les traces de son petit déjeuner.

« Mets ça sur le compte de mon bon vieux cœur ramolli. Et attends avant de te réjouir. C’est que dalle pour identifier le corps et une centaine de paroissiens sont portés manquants à Berlin depuis dimanche. Faudra des heures rien que pour arriver au bout de la liste. Et j’ai promis au gamin une sortie cet après-midi ; la corvée, c’est donc pour ta pomme. »

Il alluma une cigarette et donna les détails : le lieu, le pied manquant, ses soupçons à propos de Jost. Jaeger enregistrait avec de petits grognements. C’était un mastodonte de près de deux mètres, désordonné notoire, bordélique, avec de grosses pattes maladroites, des pieds patauds. La cinquantaine — près de dix ans de plus que March. Ils partageaient le même bureau depuis 1959 et travaillaient parfois en équipe. Les collègues, au Werderscher Markt, se marraient derrière leur dos : l’ours et le renard. De fait, ils avaient quelque chose d’un vieux couple, une certaine façon de se chamailler et de se couvrir mutuellement.

« Signalement des disparus. »

March s’installa à son bureau et déroula la liste : noms, dates de naissance, jours et heures de la disparition, adresse des contacts. Jaeger s’était penché par-dessus son épaule. Il fumait d’épais petits cigares et son uniforme empestait.

« Selon ce bon Dr Eisler, notre homme est probablement mort hier soir, un peu après dix-huit heures. Ses proches peuvent parfaitement n’avoir remarqué sa disparition que vers dix-neuf ou vingt heures, au plus tôt. Ou avoir attendu jusqu’à ce matin. Pas de garantie, donc, qu’il figure sur la liste. En revanche, deux éventualités à prendre en compte : Un, il a disparu un certain temps avant de mourir ; et Deux — nous savons de longue expérience que c’est plausible —, Eisler s’est planté pour l’heure de la mort.

— Ce type est pas foutu d’être vétérinaire », dit Jaeger.

March comptait rapidement.

« Cent deux noms. Situons l’âge du bonhomme aux alentours de soixante.

— Misons plutôt sur cinquante. Personne n’est au mieux de sa forme après douze heures dans la flotte.

— Exact. On exclut de la liste ceux qui sont nés après 1914. Ça doit nous ramener à une douzaine de noms. L’identification ne devrait pas être trop dure : est-ce que pépé a un pied en moins ? »

March plia la feuille, la déchira en deux et tendit une moitié à Jaeger.

« C’est quoi, les postes de l’Orpo du côté de la Havel ?

— Nikolassee. Wannsee. Kladow. Gatow. Pichelsdorf — mais celui-là est sans doute déjà trop au nord. »

March consacra la demi-heure suivante à appeler chaque commissariat, y compris Pichelsdorf. Personne n’avait signalé ou rapporté de vêtements ? Aucun clochard correspondant au signalement de l’homme du lac ? Rien. Il commença à éplucher sa moitié de liste. À onze heures et demie, il avait fait le tour des cas plausibles. Il se leva en s’étirant.

« M. Personne. »

Jaeger avait donné son dernier coup de fil une dizaine de minutes plus tôt. Il regardait par la fenêtre en tirant sur son cigare.

« Le gars vachement populaire, pas vrai ? Par comparaison, on se sent adulé. »

Il considéra son cigare, cueillit sur sa langue quelques bribes de tabac.

« Je verrai si le PC a d’autres noms. Tu me laisses opérer. Passe un bon après-midi avec Pili. »

Le dernier service du matin venait de se terminer dans l’horrible église en face de l’immeuble de la Kripo. March, en sortant, observa le prêtre qui fermait la porte, un pardessus râpé sur ses habits de cérémonie. La religion était officiellement découragée en Allemagne. Combien de fidèles avaient bravé les mouchards de la Gestapo pour assister à l’office ? Une demi-douzaine ? L’homme glissa la lourde clé de bronze dans sa poche et se retourna. Il aperçut March et fila aussitôt, les yeux rivés au sol, comme un trafiquant surpris en pleine transaction illégale. March boutonna son manteau et affronta le Berlin poisseux de cette fin de matinée.

3

« L’édification de l’Arc de Triomphe a commencé en 1946 et les travaux furent achevés à temps pour le jour du Renouveau national en 1950. L’inspiration et la conception sont dues au Führer ; elles se basent sur des esquisses originales réalisées par lui durant les Années de lutte. »

Les passagers du bus touristique — du moins ceux qui pouvaient comprendre — digérèrent l’information. Pour mieux voir, ils se soulevaient sur leur siège ou se penchaient vers le couloir central. Xavier March, vers l’arrière du bus, hissa son fils sur ses genoux. Le guide, une femme entre deux âges, dans l’uniforme vert foncé du ministère du Tourisme du Reich, s’était campé à l’avant, les pieds largement écartés, dos au pare-brise. Sa voix, dans les haut-parleurs, était polaire.

« L’Arc est construit en granit et a une capacité de deux millions trois cent soixante-cinq mille six cent quatre-vingt-cinq mètres cubes. (Elle renifla.) L’Arc de Triomphe de Paris y entrerait quarante-neuf fois. »

Un moment, l’Arc se dressa devant eux. Et aussitôt ils passèrent dessous — un immense tunnel nervuré de pierre, plus long qu’un terrain de foot, plus haut qu’un immeuble de quinze étages, voûté et sombre comme une cathédrale. Les feux avant et arrière des huit voies de circulation dansaient dans la mauvaise lumière de l’après-midi.

« L’Arc a une hauteur de cent dix-huit mètres. Il mesure cent soixante-huit mètres de large et cent dix-neuf mètres de long. Sur les parois intérieures sont gravés les noms des trois millions de soldats tombés pour la défense de la patrie dans les guerres de 1914–1918 et 1939–1946. »

Elle renifla encore. Les passagers tendaient respectueusement le cou pour scruter les Tables des Morts au champ d’honneur. Ils formaient un ensemble hétéroclite. Un groupe de Japonais, bardés de caméras ; un couple d’Américains avec une fillette de l’âge de Pili ; quelques colons allemands d’Ostland ou d’Ukraine, montés à Berlin pour le Führertag. March s’arrangea pour ne pas voir le Mémorial des Morts. Quelque part étaient les noms de son père et de ses deux grands-pères. Il gardait les yeux fixés sur le guide. Ne se sachant pas observée, elle se détourna et essuya subrepticement son nez sur sa manche. Le car réémergea dans le crachin.

« Nous quittons l’Arc pour aborder la section centrale de l’avenue de la Victoire. L’avenue a été dessinée par le ministre du Reich Albert Speer et a été achevée en 1957. Elle mesure cent vingt-trois mètres de large et cinq virgule six kilomètres de long. Ce qui est deux fois plus large et deux fois et demie plus long que les Champs-Élysées à Paris. »

Plus haut, plus long, plus grand, plus large, plus cher… Même dans la victoire, pensait March, l’Allemagne gardait un complexe d’infériorité. Rien n’avait de valeur en soi. Tout se comparait à ce qui existait ailleurs…

« La perspective sur l’avenue de la Victoire est considérée comme l’une des merveilles du monde.

— Une des merveilles du monde », répéta Pili dans un murmure.