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Et ce l’était, par une journée comme celle-ci. Saturée de circulation, l’avenue s’étirait sous leurs yeux, encadrée par les façades de verre et de granit des nouveaux immeubles de Speer : ministères, bureaux, grands magasins, cinémas, blocs d’habitations.

Au loin, tout au bout de cette rivière de lumières, aussi gris et imposant qu’un cuirassé dans les embruns, s’élevait le Grand Dôme du Reich, sa coupole à moitié perdue dans le ciel bas.

Il y eut un murmure d’admiration du côté des colons.

« On dirait une montagne », dit la femme assise derrière March.

Elle accompagnait son mari et leurs quatre garçons. Ils avaient sans doute rêvé à ce voyage tout l’hiver. Une brochure du ministère du Tourisme et le mythe d’un avril à Berlin : de quoi tenir et se réchauffer dans les nuits enneigées et sans lune de Minsk ou de Kiev, à mille kilomètres de chez soi. Comment étaient-ils venus ? Un voyage organisé de la Force par la Joie — deux heures de vol en Junkers, avec escale à Varsovie ? Ou la Volkswagen familiale ? Trois jours de route, par l’Autobahn Berlin-Moscou ?

Pili gigota pour se dégager des genoux de son père. Il partit d’un pas incertain jusqu’à l’avant du bus. March se pinça la racine du nez entre le pouce et l’index, un tic qu’il avait pris — où et quand ? — dans les U-Boot sans doute, lorsque les hélices des bâtiments de guerre britanniques grondaient si près que toute la coque vibrait, qu’on ne savait jamais si leur prochaine grenade sous-marine ne serait pas pour vous la dernière. Il avait été réformé en 1948 — on soupçonnait une tuberculose. Un an de convalescence, puis, faute de mieux, la Marine-Küstenpolizei, la police côtière, comme lieutenant, à Wilhelmshaven. La même année, il avait épousé Klara Eckart, une infirmière rencontrée au sana. En 1952, il avait rejoint la Kripo de Hambourg. En 1954, avec Klara enceinte et un mariage déjà vacillant, il avait été promu à Berlin. Paul — Pili — était né exactement voici dix ans et un mois.

Qu’est-ce qui avait foiré ? Il ne reprochait rien à Klara. Elle était restée la même. Forte et solide, n’attendant de la vie que des choses simples : une maison, une famille, des amis. L’acceptation. Lui avait changé. Dix années de mer et douze mois pratiquement de réclusion : il s’était retrouvé dans un monde qu’il reconnaissait à peine. Quand il allait à son boulot, quand il regardait la télévision, mangeait avec des amis, et même (Dieu lui pardonne) quand il dormait aux côtés de sa femme, il s’imaginait toujours à bord de son U-Boot : glissant sous la surface de la vie quotidienne, solitaire, silencieux, attentif.

Il était passé prendre Pili à midi chez Klara — un pavillon dans un lotissement lugubre d’après-guerre, à Lichtenrade, dans la banlieue sud. Se garer, klaxonner deux fois, attendre de voir bouger le rideau du petit salon. La routine, tacitement convenue après leur divorce, cinq ans auparavant — un moyen d’éviter les tête-à-tête gênants, un rituel à supporter un dimanche sur quatre, si le service le permettait, selon les dispositions strictes de la Loi du Reich sur les Mariages. Voir Pili un mardi sortait de l’ordinaire, mais c’était une semaine de congés scolaires ; depuis 1959, les enfants étaient en vacances pour l’anniversaire du Führer plutôt qu’à Pâques.

La porte s’était ouverte et Pili était apparu, comme un acteur mort de trac poussé sur scène à son corps défendant. Dans son uniforme de Pimpf tout neuf — chemise noire et culottes courtes bleu foncé —, il était monté sans un mot dans la voiture. March l’avait maladroitement embrassé.

« Tu as de l’allure. Comment va l’école ?

— Bien.

— Et ta mère ? »

Le garçon haussa les épaules.

« Tu veux faire quoi ? »

Il haussa à nouveau les épaules.

Ils avaient déjeuné Budapester Strasse, en face du zoo, dans un machin moderne avec chaises de vinyle et tablettes en plastique : père et fils, bière et saucisses pour l’un, jus de pomme et hamburger pour l’autre. Ils parlèrent des Pimpfe et Pili s’anima. Tant qu’on n’était pas Pimpf, on n’était rien, « une créature sans uniforme, n’ayant jamais participé à un meeting ou à une marche ». On pouvait rejoindre le mouvement à dix ans et y rester jusqu’à quatorze, l’âge de passer dans la vraie Hitlerjugend, la Jeunesse hitlérienne.

« J’étais premier au test d’admission.

— Bravo.

— Fallait courir soixante mètres en douze secondes. Plus le saut en longueur et le lancer du poids. Et une marche — un jour et demi. Des trucs écrits. Philosophie du Parti. Et on devait connaître le Horst Wessel Lied. »

Un moment, March crut qu’il allait se mettre à chanter. Il enchaîna rapidement :

« Et ton couteau ? »

Pili fouilla dans sa poche en plissant le front. Tout à fait sa mère, pensa March. Les mêmes pommettes larges et les lèvres charnues, les mêmes yeux marron, sérieux, très écartés. Pili posa religieusement le couteau sur la table. March le prit, se souvenant du jour où il avait eu le sien, quand était-ce ? En trente-quatre ? L’excitation d’un gamin qui s’imagine qu’il est admis dans la compagnie des hommes. Il le retourna et le svastika sur le manche étincela dans la lumière. Il apprécia le poids de l’objet dans sa paume, puis le rendit.

« Je suis fier de toi, mentit-il. Tu as envie de quoi ? On peut aller au cinéma. Ou au zoo.

— Le tour en bus.

— On l’a déjà fait la dernière fois. Et la fois d’avant.

— Ça m’est égal. Je veux le tour en bus. »

« Le Grand Dôme du Reich est le plus grand édifice au monde. Il s’élève à plus d’un quart de kilomètre du sol et certains jours — remarquez aujourd’hui —, le sommet est invisible. La coupole fait cent quarante mètres de diamètre ; elle peut contenir seize fois Saint-Pierre de Rome. »

Ils étaient arrivés au bout de la Grande Avenue ; le bus s’engageait dans la Adolf-Hitler-Platz. À gauche, le Haut Commandement de la Wehrmacht ; à droite, la nouvelle Chancellerie du Reich et le Palais de Hitler. Devant, le Dôme immense. Son aspect grisâtre s’était atténué à mesure qu’ils s’étaient rapprochés. À présent, ils pouvaient distinguer ce que le guide leur décrivait : les piliers supportant le portique étaient de granit rouge, provenant de Suède ; aux extrémités, des sculptures dorées d’Atlas et de Tellus portaient sur leurs épaules des sphères représentant la voûte céleste et le globe terrestre.

L’édifice était d’un blanc de cristal, un vrai gâteau de mariage ; le dôme proprement dit, en cuivre patiné, d’un vert terne. Pili se tenait toujours à l’avant du car.

« La grande salle ne sert qu’aux cérémonies les plus solennelles du Reich allemand. Elle peut contenir cent quatre-vingt mille personnes. À noter un phénomène intéressant et imprévu : l’haleine de cette foule humaine s’élève dans la coupole et forme un nuage de condensation qui retombe en une bruine très fine. Le Grand Dôme est la seule construction sur terre à produire son propre microclimat… »

March connaissait cela par cœur. Il regardait par la vitre, revoyait le corps dans la vase. Un maillot de bain ! Qu’est-ce que le vieux s’était mis en tête ? Nager un lundi soir ? Berlin avait littéralement disparu sous des nuages d’encre dès la fin de l’après-midi. Et quand l’orage avait enfin éclaté, c’était pire que des hallebardes, un déluge d’enfer, crépitant sur les pavés et les toits, couvrant et noyant jusqu’au fracas du tonnerre. Un suicide, alors ? Pas tout à fait exclu. S’avancer dans l’eau glaciale, nager vers le milieu, dans l’obscurité, regarder les lumières, attendre que la fatigue fasse le reste…