— Môssieur voulait jouer la Châtelaine du Lit Blanc à tarif réduit ! poursuit le braillard. Môssieur s’imaginait déjà de la Haute, invitant les grands de ce monde dans son donjon fait aux dalles ? La duchesse de Chianti. la reine Juliénas, le duc de Jambon de Parme ; le roi Boudin, la famille Bergamote de Nancy, Jean-Consentant de Graisse. Môssieur prétendait donner dans la gardinge partouze royale, avec la chasse qui accourt et les valets de panards loques comme à la Comédie-Française, si jeune Mabuse[8] !
— Tu exagères, Sandry, bégaye le fermier.
— J’exagère ! Oh, dis, Ambroise, m’est avis que c’est toi qu’envoies le bouchon trop loin. Tu veux que je te dise ce que tu es ? Tu le veux, dis, tu le veux ?
Ambroise ne le souhaite pas tellement, d’autant plus que maintenant toute la corbeille est garnie de silhouettes attentives ; mais Béru va le dire. Pour l’instant, il fouille son vocabulaire à la recherche de termes flétrisseurs, d’épithètes définitives, de comparaisons meurtrières. Il finit par dégauchir quelque chose de valable. Moins cruel qu’il n’y paraît, il baisse le ton pour porter l’estocade.
— Ambroise, fait-il. t’es pas un agriculteur, t’es un avide-culteur.
Un peu sibyllin sans doute, mais c’est l’intention qui importe. La preuve, c’est qu’Ambroise, qui a bel et bien mesuré l’étendue de la dégradation, gémit d’un ton pathétique :
— Dis pas ça, Alexandre !
Las, Alexandre l’a dit et les paroles lâchées sont comme le temps perdu : elles ne se rattrapent pas.
Il regrette pourtant, déjà, sa bonté revenant au grand, au triple galop.
— Ambroise, murmure le Gros, ça a peut-être dépassé ma pensée, je dis pas ; mais conviens de ce qu’y a du vrai.
Ambroise hoche la tête et profite de l’accalmie pour nous entraîner vers le cellier, lequel se trouve sous la grange contiguë à la maison de maître.
— Viens boire un coup, Sandry, propose-t-il, et vous aussi, monsieur le commissaire, je vous raconterai…
Ce sont des arguments qui achèvent de faire fondre Béru. Il renifle tristement en se fourrageant l’entrefesses jusqu’aux secondes phalanges.
— Tu vois, m’apostrophe-t-il, Ambroise, dans son genre, ça serait pas le méchant homme ; ce qu’il a, c’est qu’il a pas de sens moral.
Nous voici dans la fraîcheur vinasseuse du cellier. L’ampoule nue, noircie par les fientes de mouches, répand une pauvre clarté. Ça sent bon le tonneau moussu, la terre battue gorgée de vin, le salpêtre, la paille pourrie… C’est la solide odeur des caves de campagne, qui soûle déjà…
Gravement, en méditant ses futures explications, Ambroise décapite une vieille boutanche poussiéreuse et emplit trois verres solidement culottés, eux, contrairement à Béru qui ne l’est pas, lui.
— Toi qui es connaisseur, fait ce vil flatteur en présentant un godet au Gros.
Sa Majesté écluse son verre de fond en comble, puis clappe de la menteuse à deux reprises pour témoigner du bonheur qui règne en son palais. Enfin il rend son verdict :
— C’est pas de la chaude-p… de tronçonné[9], apprécie-t-il.
Mais la justice avant tout. Foin des plaisirs factices engendrés par les boissons alcoolisées. Il n’oublie pas qu’il vient de s’ériger en tribunal, Béru. Il doit juger, Salomon avant Bacchus !
— On voudrait savoir tes circonstances atténuantes, Ambroise, à ses moutons revient-il.
— Écoutez, soupire le cousin, c’est vrai que j’ai voulu blaguer le commissaire. Tu m’avais parlé de lui en tels termes, Sandry, que j’ai pensé qu’il fallait en rajouter pour le convaincre…
— Caisse tentant par « en rajouter » ? questionne sournoisement l’enquêteur.
— Je me suis dit que les manifestations habituelles ne l’impressionneraient pas suffisamment… J’en remets seulement lorsque j’ai affaire à des sceptiques, comprenez-vous ?
Il se tourne vers moi.
— J’espère que vous ne m’en garderez pas trop rancune, commissaire ? Avouez que c’était bien trouvé ?
— J’avoue, avoué-je. Mais, cher Ambroise, prétendriez-vous qu’il existe néanmoins un fantôme ?
Il opine.
Lors, Béru lui met la main sur l’épaule :
— Pèse tes mots, cousin, ordonne-t-il avec dureté. Tu prétendrais qu’il y a un fantôme, je considérerais que tu te refous de notre gu… Or, si tu te refoutrais de notre gu…, c’est probable que je pourrais plus me contrôler et j’aimerais pas que ma visite chez toi fïnissasse dans le fâcheux, si tu comprends ce que pas parler veut dire ?
— Je ne sais pas s’il existe un fantôme, déclare très sérieusement Ambroise ; mais je peux vous jurer qu’il se produit d’étranges manifestations auxquelles je suis absolument étranger, je le jure sur la vie de ma fille…
Béru s’apprête à se fâcher avec précaution, lorsqu’une musique d’orgue, lointaine, retentit, cependant qu’une longue plainte monte des profondeurs de la nuit.
CHAPITRE V
— Vous entendez ? soupire le cousin, en homme habitué à ces sortes de désagréments, mais qui n’est pas fâché pour une fois qu’ils se produisent.
— T’es certain que t’as pas un magnéto qu’est resté branché ? demande Béru.
— Je n’ai jamais eu de magnéto, affirme l’autre.
Il se tait, car les plaintes reprennent. Ce sont d’étranges vagissements. Ce qui les rend plus impressionnants encore, c’est qu’on n’arrive pas à les localiser. Ils semblent suinter des murs ; ou bien monter du sol… On ne sait pas. Ils ont un je-ne-sais-quoi de monstrueux, d’irréel…
— Vous ne direz pas que je mens ! triomphe Ambroise.
— Venez ! enjoins-je en prenant la direction de la chambre hantée.
Nous y débarquons donc, tous les trois, et nous nous plantons devant les orgues. De temps à autre, quelques notes s’en échappent. Mais les plaintes semblent moins présentes que dans le cellier. J’en fais la remarque à Ambroise qui acquiesce.
— C’est toujours comme ça, du cellier on les entend mieux.
— Elles retentissent toutes les nuits ?
— Non, pas toutes, mais souvent.
Je le regarde droit dans les yeux, il ne cille pas. Il comprend ma suspicion et, par son attitude, essaie de me faire admettre qu’elle est, cette fois, imméritée.
— Ne s’agirait-il pas d’un de vos valets de ferme qui rêve tout haut ?
— Le personnel couche de l’autre côté des écuries, repousse Ambroise.
— L’un d’eux ne jouerait-il pas les plaisantins ?
Ça l’amuse presque, Ambroise, cette perspective.
— Tudieu, commissaire, on voit que vous ne les connaissez pas ; ils sont plus bœufs que mes bœufs, ces animaux-là. Pour eux, une farce, c’est donner un coup d’épaule au collègue pour qu’il dégringole dans le tas de fumier…
La plainte reprend. C’est un lamento qui ressemble à un hurlement de loup affamé. Ça glace les os, mes fils, foi de San-Antonio et foie de Bérurier !
— À ton avis ? s’inquiète Bérurier d’un ton faiblissant.
— Mon avis, dis-je, c’est que quelqu’un crie, mes amis. Je dis bien quelqu’un et pas un fantôme. Alors de deux choses l’une : Ambroise sait de quoi il retourne, ou bien il s’agit d’un mauvais plaisant.
— Il aurait de la persévérance, murmure le fermier, depuis le temps que ça dure…
— Depuis combien de temps ? coupé-je.
Il secoue sa belle bouille à guidon droit.
— Écoutez, ça fait cinq ans que j’habite ici et je les ai toujours entendus, ces cris. D’ailleurs, le précédent fermier a lâché à cause d’eux. Sa bonne femme devenait marteau, et ses gosses faisaient chorus…