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— De toute façon, figures-tu-toi qu’un zig est planqué derrière l’orgue depuis cinq berges, Mec ?

Cette perspective le divertit.

— Tu parles d’un ciné turc[12], mon neveu ! Oh, dis donc, Totor, j’espère qu’il s’est prémuni d’un jeu de cartes et d’un bouquin de mots écrasés…

Tout cela part d’un réel bon sens. Seulement, moi, San-Antonio, je ne connais que la vérité de mes sens (qui sont uniques comme tous ceux de Paris). Je perçois des cris, je suis certain de mes facultés auditives, je fais confiance à celle des autres témoins, et je conclus que ces cris, QUELQU’UN les pousse, je n’en démords pas.

Le Dodu me défrime avec un tout petit rien de commisération.

— Y a des moments, je te jure, ton caberlot doit ressembler à un potage de vermicelles, pour que t’ayes des idées aussi branlantes du manche.

Je le bigle de mes prunelles en acier bleui.

— Dis-moi, Tas d’immondices pestilentielles, crois-tu sincèrement que la Terre tourne ?

Stupéfié, il met ses deux mains sur son ventre œuf-de-Pâques.

— C’te connerie ! murmure le Fustigé de la membrane.

— Eh bien, figure-toi qu’en 1633, on a obligé M. Galilée, qui avait découvert la chose, à se mettre à genoux devant l’inquisition pour jurer que ce n’était pas vrai ! L’homme aux idées hardies est toujours taxé de fou par ceux dont le cerveau ressemble à une citerne percée.

Intimidé par l’ampleur de ma comparaison, il se tait. Il a raison, puisque voilà Ambroise avec ses troupes. Je reconnais en sa compagnie l’homme qui fut ébloui par Berthe, tantôt, et celui qui convoyait la colonie de bovins dans le chemin creux lors de notre arrivée au Franc-Mâchon. Ces gentlemen ont tous deux leurs chemises de nuit crasseuses par-dessus leurs caleçons de jour à longues manches. Ils font du morse avec les paupières et ça craque dans leur tronche lorsqu’un brouillon de pensée s’amorce.

— Messieurs, dis-je, puisqu’il n’y a pas de place de part et d’autre de l’orgue, force nous est de le tirer à nous en le saisissant de face. On va procéder dans le style des poseurs de rails. À mon commandement, tous ensemble, et pleurez pas le jus de nerf. Vous y êtes ?

— Nous y sont ! affirme le dénommé Ferdinand qui me paraît avoir l’esprit plus agile que celui de son homologue[13].

On se farcit une fameuse partie de « ho-hisse », moi je vous le dis. Nous voilà cinq zigotos, baraqués façon blockhaus, à haler mieux que sur une plage sénégalaise. Chaque fois qu’on tire ce petit bonheur du jour, c’est tout juste si on le remue d’un centimètre. Et encore, ce centimètre-là ne fait-il que huit ou neuf millimètres, ce qui est malingre pour un centimètre. À noter au passage (ou au pesage si vous me lisez à Longchamp) que les plus beaux centimètres sont ceux des joueurs de pétanque. Leur boulanche est à une main du cochonnet qu’ils affirment qu’elle s’en trouve éloignée de deux centimètres. Comme dirait notre femme de ménage : Pythagore reviendrait, il en reviendrait pas ! Mais qu’importe le peu de rendement de nos efforts ? La muraille de Chine a été bâtie à la main, non ? À force de « hooo-hisse » et de sueur, on arrive à le décoller du mur, ce foutu monument. Au bout d’une demi-plombe, il est possible de passer par-derrière.

Nous sommes tellement essoufflés, tous, qu’on se croirait dans une gare régulatrice. On a les éponges qui interprètent le morceau de bravoure du « Train sifflera trois fois ». Béru est presque noir et il a ses yeux comme deux minuscules drapeaux japonais. Il se laisse tomber dans un fauteuil qui, trop d’époque pour être solide, crie M… à Louis XV (dit le Bien-Aimé) et se couche, ce qui est vraiment une attitude hostile de la part d’un fauteuil. Le Gros s’est bloqué les jumelles sous l’accoudoir et pousse des cris à côté desquels les plaintes du fantôme ne sont qu’un gazouillis de mouche dans une boîte à bijoux[14].

Il cesse de hurler pour invectiver, Béru. Il dit qu’il en a plein les choses du fantôme. Il comprend pas que des tordus fassent de la musique sur cet édifice qui ressemble aux aciéries de Longwy alors qu’il est si commode de jouer de la clarinette ou du transistor.

Je le laisse brailler et, nanti de ma petite lampe de poche extra-plate à recharge mnémo-statique, avec groupes électrogènes incorporés, je me faufile derrière les orgues. Je vous prie de croire que les araignées s’en sont (et Dalila) donné à cœur-joie. Dites, vous devez vous rendre compte, malgré vos cervelets d’oisillons, de ce que ça peut donner ? Déjà, quand vous tirez votre plumard pour retrouver un bouton de manchette, vous dérangez toute une bergerie, des cancrelats, des fourmis rouges, des mouches vertes, des araignées, sans parler de la pince à pantalon du facteur, des boutons de braguette du garçon boucher et des œuvres complètes de Pierre Lazareff non expurgées. Je dois à la vérité de préciser que chez moi y a pas tout ça, vu que Félicie fait bien le ménage, mais j’en sais chez lesquels on trouve bien pire encore. Des trucs que je peux pas raconter ici parce que mon éditeur me retiendrait la taxe de séjour sur mes droits, d’autor. Des trucs en papier, en bois, en étoffe et même en caoutchouc farci. Je connais un gars, tenez, qui a trouvé jusqu’à un ami de régiment sous son lit ! Sa femme était négligente. Dans les romans pâles pour jeunes filles roses, on parle toujours des ciels de lit, jamais des caves de lit. Les humains, ils sont commak : ils soignent les étages supérieurs. Combien portent une belle cravate et ont des souliers mal cirés. Mais qu’est-ce que je raconte, au lieu de continuer ! Donc, derrière les grandes orgues, c’est le royaume de l’obscur, du honteux, de l’humide, du suintant, du cloqué, du sécréteur, de l’auréole ! Ça pend, ça grouille, ça colle, ça festonne, ça gonfle, ça dégouline, ça s’effare, ça sauve-qui-peute. C’est plein de bestioles multipattes, de taches multicolores, de faux coton, de vrais cocons.

— Faudrait un balai, hein ? évalue Ambroise qui m’a rejoint.

— Yes, sir, consens-je.

Il ordonne à la valetaille bouseuse. Le plus demeuré part en mission. Maintenant, fait exprès, les plaintes ont cessé. Je promène le faisceau de ma lampe sur ce grouillamini. C’est terrible, la nature, elle bouillonne dès qu’on a le dos tourné. Tout est moisi, pourri, vermineux. La vie honteuse qui s’agite sous les pierres ou derrière les meubles sédentaires me trouble et m’écœure. Ça me fait penser à la mort. Au honteux travail des sépulcres qui est un travail VIVANT, les mecs. Avant la saponification des messieurs-dames s’opère une effroyable mais superbe métamorphose. Chapeau devant cet acharnement de l’existence. Vivre la vie sous toutes ses formes, même les plus agressives, même les plus confuses.

Le chpountz radine avec un balai, et Ambroise lui fait nettoyer le cul-d’orgue. Faut du cran pour faire le ménage à cet endroit. Je préférerais nettoyer des gogues de caserne avec ma brosse à dents. La force des simples, c’est qu’ils ignorent la répulsion, comme la force des héros consiste à ignorer le danger. Au bout de cinq minutes, on pourrait pique-niquer entre l’orgue et le mur contre lequel il était adossé. Je repars à l’assaut. Le papier peint se continue, plus humide mais plus coloré que dans le reste de l’immense pièce. Il est bien uni. Pas de brèche ! Les lames du parquet sont parfaitement assemblées.

La bouille du Gros se hasarde dans l’intervalle.

— Vos conclusions, docteur ?

— On ne voit rien, conviens-je.

— Alors on a remué ces hauts fourneaux pour le sport ! explose Sa Majesté. Mince de culture physique, mon commissaire ! Réveiller ces bons plouks fatigués au milieu de la noye pour leur faire jouer « Mon prose derrière l’harmonium ». c’est un tantinet mesquin, tu trouves pas ?

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12

Béru veut parler d’une sinécure, pensons-nous.

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13

Entre autres mérites, la télévision françouaise a celui de mettre à la mode certains mots inusités. Ainsi d’homologue qui revient régulièrement à chaque émission du Journal-télé.

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14

Qu’est-ce qui peut bien me passer par la tête pour que j’aille inventer des comparaisons aussi saugrenues !