— Qu’est-ce que c’est ? bafouille Ambroise dont la trogne rubescente tourne au bleu de Bresse.
Le Gros n’en mène guère plus large, quant aux deux barmen d’écurie, ils se regardent avec effarement en pompant du pif ces monstrueux effluves qui commencent tout juste à atteindre leur odorat.
— Incroyable, mais pourtant vrai ! dis-je.
L’image, l’atroce image, vacille déjà dans mon souvenir. O miracle de l’humain égoïste qui expulse vitement tout le douloureux, tout le déplaisant de l’existence. Un jour, je me trouvais en voiture en compagnie d’un ancien déporté qui avait passé trois ans dans un camp d’extermination à manipuler des cadavres. Nous assistâmes à un accident banal de la circulation, et mon ami faillit tourner de l’œil à la vue d’une femme ensanglantée dans le fossé !
— Y a quelqu’un ? demande Bérurier, pétrifié par la crainte et le respect.
— Oui, révélé-je, je ne m’étais pas trompé : il y a en effet quelqu’un. Je l’ai peu vu, mais c’est absolument effroyable.
— Un être humain ? hasarde Ambroise, incrédule.
— Un être humain qui n’a plus rien d’humain.
Mais je ne comprends pas, balbutie-t-il, c’est pas possible, comment voulez-vous ? D’abord, qu’est-ce que c’est que ce puits ?
— Il ne s’agit pas d’un puits, mais d’un ancien conduit de cheminée, je suppose.
— Et y aurait un mec là-dedans ? demande Son Incrédulité.
— Il y a, Gros ! Il y a ! On va agrandir la brèche. Pendant ce temps, Ambroise, allez chercher des lampes et des cordes. Et puis amenez une bouteille de gnole, j’ai idée que nous allons en avoir besoin…
Il s’empresse, complètement abasourdi. Avant qu’il ne franchisse la porte, je le rappelle.
— Si vous trouviez une bande de gaze et un flacon d’eau de Cologne, ça serait parfait…
Il part. J’ordonne aux crétins de service d’agrandir le trou, ce qui, maintenant, est une tâche aisée. Ils obéissent, plus dociles que le bétail dont ils ont la garde.
— T’es certain de pas t’avoir gouré, San-A. ? chuchote Alexandre-Benoît Bérurier en louchant vers le trou noir. Comment t’est-ce qu’un bonhomme pourrait avoir vécu dans cette fosse pendant des années ?
— T’as jamais entendu parler de cas de séquestration, non ?
— Certainelé, anglicise mon collaborateur, seulement un séquestrationné, quelqu’un le nourrit, non ?
— Bien sûr.
— Ce qu’est pas le cas de cécoinsse, fait-il familièrement, vu que le gentèleman dont tu causes est emmuré.
— Il doit bien exister un trou quelque part par où on lui passe des aliments !
— Qui, on ? murmure-t-il en détournant les yeux.
— On, pronom indéfini, soupiré-je.
— C’est à Ambroise que tu penses ?
— Il y a combien d’habitants à la ferme, Béru ? Fais le compte… Ambroise, sa femme, sa fille, sa belle-mère, la servante et ces deux ahuris. Je crois qu’on peut rayer les larbins, arrivés ici postérieurement aux manifestations sonores…
— Ambroise aussi est venu postérieurement, objecte le Gros qui s’accroche à l’esprit de famille.
— C’est lui qui le dit…
— Mais, le précédent fermier…
— C’est toujours Ambroise qui le prétend.
Il a trop la déformation poulaga pour ne pas comprendre mes doutes, voire les partager.
— En somme, tu le suspicionnes ?
— J’essaie de comprendre, je marche sur la logique.
Le Mastar fait semblant de penser, puis il déclare :
— Tu crois que si mon cousin aurait planqué un mec dans ce derrière de fausse-basse[17] il se serait amusé à corser la magie pour attirer l’attention ?
La réflexion est assez pertinente, aussi m’abstiens-je de tout commentaire superfétatoire. Justement le revoilà, Ambroise, avec du matériel ad-hoc : lampes-torches, cordages, trousse à pharmacie, gourde de calva. On commence par le plus pressé, c’est-à-dire par se téléphoner chacun une bonne rasade de pousse-au-crime. Le serment du jus de pomme ! Maintenant, la brèche est très suffisante pour permettre le passage d’un homme. Je me confectionne un masque, style bloc opératoire, que j’arrose d’eau de Cologne à la lavande. Ensuite de quoi je me noue une corde à la ceinture.
— Je vais descendre, leur annoncé-je. Vous me laisserez glisser doucement…
Ils acquiescent. Personne ne réclame de prendre ma place. Ça serait pour une partie de chicorne, Béru réclamerait de marcher en tête des troupes. Une mitraillette qui glaviote, ça ne l’émotionne pas, Pépère. Il a le côté lancier du Bengale, mon pote. Mais cette descente en enfer, cette visite au fantôme, c’est pas dans ses aptitudes. Il est pour la charge à l’arme blanche, en rase campagne. Tirez les premiers, messieurs les Rosbifs ! D’accord, ça marche ! L’engloutissement dans la pestilence, dans les ténèbres pourries, il déclare forfait.
J’attache le masque de gaze[18] sur mon nez et j’enjambe l’espèce de margelle séparant encore le gouffre de la chambre. Je tiens la manette de la lampe dans mes dents. Mes mains sont crispées sur la corde.
D’un hochement de tête je leur indique qu’ils peuvent laisser couler. Quelle expédition, mes aminches ! C’est la plongée la plus fantastique de ma carrière. Vous m’avez déjà vu dans un coup aussi saugrenu, vous ? Pas moi. Ou alors c’est que la serrure de ma boîte à phosphore s’est bloquée.
Cette grosse lampe n’a rien de commun avec ma pauvre loupiote de fouille. J’aurais assez de briques pour me construire une tour, je pourrais m’établir gardien de phare avec un projo aussi puissant. Gentleman phare-man, c’est une situation élevée somme toute. Le tout, c’est de ne pas vouloir faire sa partie de tennis tous les matins. Grâce à mon tampon de gaze, l’odeur ne me parvient plus avec autant de force. Je descends lentement. Les toiles d’araignée se plaquent sur mon visage et sur mes tifs.
J’essaie de regarder au-dessous de moi, mais je ne puis régler le faisceau de la lampe, tenant cette dernière avec ma bouche. Je n’ai que les parois du conduit, contre lesquelles je me meurtris. Je vois s’affairer, dans la lumière, des insectes dont je ne soupçonnais même pas qu’il puisse en exister d’aussi barbares, d’aussi illogiques et répugnants. Le trou de lumière, là-haut, s’éloigne de moi. Je sens que je vais bientôt parvenir à destination. Vu l’exiguïté du boyau, il est probable que je vais entrer en contact avec l’être fugitivement aperçu. Mon être se contracte. La répulsion me crispe, me meurtrit. N’importe, il faut continuer ce glissement infernal.
Les centimètres de chanvre coulent dans mes mains, y mettant une tramée de feu.
Et tout à coup, mes pieds rencontrent une surface dure. Pas d’erreur, c’est le sol. Je trouve mon équilibre, je lâche la corde brûlante. J’empoigne la lampe de mes doigts engourdis par la descente.
Le cauchemar change de forme. Me voici au fond du goulet et il n’y a plus personne ! Vous avez bien lu, ou si j’ai oublié de vous l’écrire ? PLUS PERSONNE ! Je regarde la paroi : elle est unie, composée de pierres bien scellées et recouvertes d’un salpêtre très ancien. Pourtant il me semble percevoir le bruit rauque d’une respiration saccadée. J’incline ma lampe. Derrière moi, au ras du sol, s’ouvre une sorte de terrier. Je me baisse et un frémissement me parcourt depuis la pointe des nougats jusqu’à celle des crins, avec arrêt facultatif dans le bitougneur à incandescence. L’être que je n’avais fait qu’apercevoir de là-haut est là, blotti dans une petite grotte qu’il a dû creuser lui-même avec ses ongles. Ça forme une niche cernée par les épaisses fondations de la maison. Il baigne dans une flaque d’eau provenant d’infiltrations et c’est l’homme le plus terrible qu’il m’ait été donné de rencontrer. J’ai vu des vilains blessés, des monstres, des épaves. On m’a montré dans des bocaux honteux les embryons sinistres d’individus fort heureusement inaboutis ; mais jamais, non, jamais, spectacle plus affreux ne m’a meurtri les yeux. Cette chose à laquelle force m’est de donner le nom d’homme, comme ne manquerait pas de l’écrire mon regretté camarade Ponton du Sérail, est d’une maigreur inexprimable. C’est un tas d’os surmontés d’une tête hirsute. Sa barbe lui arrive aux genoux, et il n’a plus un seul cheveu. Ses oreilles ressemblent à deux anses de panier. Ses yeux sont pratiquement fermés. De longues, longues griffes prolongent ses mains et ses pieds. Sa peau est un abject crépi de boue, d’excréments, de crasse, de sanies, de pustules, de croûtes, de suppuration. Il cligne à peine des paupières dans la cruelle clarté de ma lampe, preuve qu’il est aveugle.