Dominant ma répugnance, je m’approche du pauvre bougre. Impossible de lui donner un âge. Il peut avoir trente ans ou en avoir quatre-vingts. Franchement, à cinquante berges près, il est impossible de se prononcer. Je remarque une boursouflure au sommet de son crâne.
La cicatrice mal refermée d’une très profonde blessure. Cette ancienne plaie a été provoquée par sa chute dans le conduit, à moins que…
Oui, je pense entrevoir la vérité. Une partie de la vérité tout au moins. On a dû vouloir l’assassiner et c’est son cadavre qu’on a cru emmurer. Mais le type n’était pas mort, et malgré la chute de cinq à six mètres ayant suivi son « assassinat », il a réchappé. J’imagine cet être grièvement blessé au fond de cette fosse. Sa fièvre, son délire… Et puis sa lucidité revenant. Il a dû appeler. Il a gratté les murs de ses ongles, fouillé la terre. Le temps s’est écoulé, interminable. Il a eu la notion de l’éternité. Cet homme est l’homme le plus vieux du monde. Il a vécu l’équivalent de millénaires, pendant ces quelques années, englouti dans ces ténèbres suintantes, luttant comme un termite pour subsister, s’acharnant à préserver un reliquat de vie. Il a eu des périodes d’espoir, tandis qu’il creusait sa grotte. Sans doute espérait-il qu’elle déboucherait à l’air libre. L’arrivée des grains de maïs a dû constituer pour lui le plus fabuleux des cadeaux. Alors il s’est installé dans son terrier. A-t-il été aussi malheureux qu’on le suppose ? N’existe-t-il pas, tout au bout de l’horreur, une sorte de règle de compensation qui fait que l’individu subit une métamorphose mentale ? Que la vie lui suffit en tant que vie ? Qui sait s’il n’accède pas à la félicité ? Si la joie de s’assouvir dans le noir, de sentir battre son cœur, couler son sang, n’est pas une forme de l’extase à ce degré-là ? Insensiblement, sa forme de pensée s’est modifiée, sa raison a chaviré ; il est devenu, non pas fou, je déteste ce terme, le trouvant impropre, mais… autrement. La folie n’est-elle pas un refuge ?
— À quoi que tu gamberges ? me demande Bérurier, d’un air et d’une voix recueillis.
— J’imagine, dis-je… Voilà des années, quelqu’un a filé un coup de goumi sur la bouille de cet homme ; regardez, on voit nettement la marque. L’ayant estimé mort, ce quelqu’un a voulu faire disparaître le supposé cadavre en l’emmurant ici.
Le Gros opine.
— Et cézigue qui n’était pas viande froide a récupéré au fond de son trou ?
— Exactement.
— Alors, murmure le Gros, le soi-disant quelqu’un qui a fait le coup ne sera pas duraille à coiffer.
Et d’expliquer à nos silences recueillis :
— Fallait qu’il réunissât plusieurs conditions, l’assassin : primo, qu’il jouissât de la maison, deuxio qu’il eusse le matériel pour déplacer l’orgue, percer le mur, reboucher le trou, retapisser, troisio, qu’il connaissût l’existence du conduit !
Je pose ma main sanieuse sur l’épaule musculeuse de mon dévoué camarade.
— Béru, lui dis-je gravement, tu viens de résumer magnifiquement la situation. Il suffit en effet de répondre à ces trois questions élémentaires pour alpaguer le criminel. Quand nous saurons qui pouvait disposer de cette maison, qui pouvait y percer un mur sans attirer l’attention, et qui pouvait connaître l’existence de cette ancienne cheminée, quand nous saurons cela, Gros, un type qui se croit présentement bien peinard ira goûter à son tour la paille humide des cachots. Et à ce moment-là, mon pote, je ne regretterai qu’une chose : c’est que la prison où on le bouclera possède l’électricité, le chauffage central, l’eau courante ; qu’on lui fasse bouffer du poisson le vendredi et qu’il ait droit à regarder la télévision le dimanche !
— C’est pas le tout, murmure Sa Majesté, je tiens à t’hommager et à m’escuser, Mec. Je te chambrais quand tu prétendais que c’était quelqu’un qui criait ; je me permettais même de me foutre de toi, bien que tu fussas mon supérieur anarchique, je tiens à reconnaître mes torts et à te faire une noisette honorable[19].
Je remercie du chef (que je suis).
— Et maintenant, fait Sa Dévotion, si qu’on s’occupait de Pépère ? Vous pensez pas qu’en attendant le docteur, on pourrait y faire écluser un gorgeon de calva, histoire de commencer sa réducation à la vie civile ?
— Ça pourrait le tuer, dis-je ; rends-toi compte que depuis des années, ce pauvre bougre n’a mangé que des rats et du maïs cru.
— On lui commencerait un brin de toilette alors, que ça ne lui ferait pas de mal. Tiens, ne serait-ce que la barbouze, mon pote ? T’as déjà vu un père Noël avec un piège à macaroni pareil, toi ? Moi, jamais. Y doit balayer le plancher, ton emmuré de frais, quand il se balade.
Ses boutades tombent à plat. D’abord parce qu’il n’a pas le cœur à les dire, et surtout parce que nous n’avons pas le cœur à les entendre. Ce pauvre hère ravagé n’incite guère au quolibet.
— Quelle aventure ! ne cesse de marmonner Ambroise, quelle aventure ! Quand on va savoir ça…
Il est morose, le premier moment de stupeur passé. C’est la mort du fantôme ! La ruine de ses espoirs secrets. Adieu ses projets de conquête terrienne. Pour le coup, ma trouvaille vient de la revaloriser, la propriété, dans des proportions qui la lui rendent inaccessible.
— Écoutez, Ambroise, murmuré-je, pour l’instant, j’aimerais mieux que la chose ne s’ébruite pas.
Une bouffée d’espoir lui redonne des couleurs.
— Vraiment ?
— Le criminel croit depuis très longtemps que sa victime est morte, c’est un atout pour nous. Quand le médecin sera là, je lui demanderai de faire conduire ce pauvre homme dans un hôpital assez éloigné d’ici et où le secret sera préservé.
— Bonne idée, approuve véhémentement le fermier. Le docteur Laudaneume est un homme très discret, qui saura tenir sa langue.
— Et vos valets ?
Ambroise considère d’un œil critique les deux ahuris qui se sont déjà endormis dans les fauteuils.
— Oh, eux, dit-il, si je leur dis demain qu’ils ont rêvé tout ça, ils croiront l’avoir rêvé.
Des phares dansent dans les vitres de la croisée. Un bruit de moteur grandit et, m’étant approché de la fenêtre, je vois danser une deux chevaux Citroën sur le terre-plein.
Je fais un grand signe pour attirer l’attention du conducteur. Le médecin m’aperçoit et stoppe devant le perron.
Je me grouille d’aller à sa rencontre dans le froid escalier de pierre.
C’est un jeune toubib aux cheveux en brosse et au nez proéminent. Il ressemble à je ne sais quel oiseau de l’ordre des échassiers dont j’avais la photo sur une image de chocolat, jadis, et dont l’œil à la fois morne et vigilant me troublait.
— Je croyais cette maison inhabitée, me dit-il, depuis le rez-de-chaussée.
Je dévale les degrés.
— Tout le monde le croyait, docteur, lui dis-je en lui serrant la main.
Il porte une chemise bleue à col ouvert, un pantalon de velours et un blouson de daim. Il a quelque chose d’à la fois moderne et rural. Sa trousse est un élégant attaché-case au box délicat.
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je. Avant de vous conduire auprès du… patient (jamais le terme n’a été à ce point mérité), j’ai deux mots à vous dire.
Il fronce les sourcils, me regarde, puis un sourire évasif donne brusquement à son visage un je-ne-sais-quoi d’extrêmement juvénile.
— Oh ! Oh ! dit-il (en français), la police, dans cette maison, voilà qui sent son mystère d’une lieue.