— Vous avez entendu parler du fantôme du Franc-Mâchon, doc ?
— Qui n’en a entendu parler, dit-il. Il appartient au folklore d’ici.
— Qu’en pensez-vous ?
Il sourit.
— Si je croyais aux fantômes, je me serais fait guérisseur plutôt que médecin.
— Je m’en doute, approuvé-je, j’aimerais savoir néanmoins ce que vous pensiez de ces bruits…
— Ceux du fantôme ou ceux qui courent à son sujet ?
Allons, je suis tombé sur un garçon plein d’esprit.
— Les deux, mon général !
Il se cure l’oreille d’un auriculaire approprié :
— Je pense que certains éléments zoologiques peuvent faire croire qu’une maison est hantée ; cours d’eau souterrains, glissements, et puis les vents aussi. Bref, je crois à tout ce qui est, à tout ce qui est possible, mais pas à l’impossible, commissaire. Cela dit, que s’est-il passé qui nécessite vos bons offices et les miens ?
Je remarque qu’il fronce le nez car je suis imprégné fortement de l’odeur nauséabonde du puits.
— Il se passe que j’ai déniché le fantôme, docteur. Et si vous voulez me permettre un mot, ce fantôme est en fait un revenant ! Et un revenant qui ne sent pas très bon.
Avec ce talent du raccourci qui m’a valu de la part de certains critiques bien intentionnés le surnom de « Deibler de la syntaxe », je lui narre les extraordinaires aventures de la nuit. Car elles sont extraordinaires, convenez-en. Faudra pas venir rouscailler comme quoi je ratiocine sur la marchandise. Achetez un bouquin de Proust et vous verrez s’il y a autant d’action que dans les miens !
Ses yeux s’arrondissent.
— Voulez-vous dire, murmure le praticien, qu’un homme était emmuré ici depuis des années et qu’il vit encore ?
— Il se porte moins bien que nous, docteur, fais-je en l’entraînant. Et je compte sur votre science pour m’aider à le rendre présentable, car il va falloir découvrir qui il est !
Ainsi se terminent les événements de la première nuit. Bonbons, caramels, chocolats glacés… Prenez votre contremarque car toute sortie de ce livre serait considérée comme définitive.
Il y a un bar-fumoir derrière la table des matières.
DEUXIÈME ÉPISODE
LES ÉVÉNEMENTS DE LA SECONDE JOURNÉE
CHAPITRE PREMIER
J’attends comme un jeune presque papa attend dans le couloir de la maternité qu’on lui annonce la couleur et la liste des engagés.
Près de moi, Béru, tonton vigilant, dort, allongé sur la banquette. Il rêve qu’il s’agit d’une banquette de veau[20]. Heureuse et louable initiative : le Gros a enfilé son pantalon avant de nous accompagner.
— Voulez-vous assister à la séance ? que m’a demandé le docteur Laudaneume avant d’entrer dans la salle de soins où l’on tente de redonner au pensionnaire clandestin du Franc-Mâchon une apparence humaine.
J’ai refusé. Assez pour moi, merci. L’opération décamotage ne m’attire pas. J’sais pas s’ils vont le fourbir à la lessive Saint-Marc, le déliquescent, ou à la lampe à souder, toujours est-il que le spectacle doit être moins appétissant que les cuisines de Claude Térail.
Je me sens las, amer, triste et putrescible. Ça donne à méditer, une histoire semblable. Je médite tellement que mon éditeur me donne un coup de main[21].
Combien d’années, au juste, a-t-il passées dans son trou, ce misérable ? Six, sept ? Fallait vraiment qu’il eût la vie chevillée au corps ! Je me demande s’il va vivre encore longtemps, maintenant qu’il est rendu à des conditions d’existence normales. Est-ce que cette rupture de milieu ne va pas le tuer ? Il vivait avec les rats, dans la nuit, l’humidité, le silence. Le fracas du monde et ses couleurs peuvent l’achever, comme une grande lampée d’alcool l’achèverait. Qui a fait ce monstrueux coup ? Le fermier précédent ? Le propriétaire ? Qui d’autre ? Ambroise, peut-être, bien qu’a priori il semble innocent ? Je me promets de le savoir très vite. Car, encore une fois, le Gros a raison, une enquête comme ça, c’est de la tarte. Lorsque j’aurai obtenu les aveux du criminel, je me promets de lui mettre une danse monumentale, histoire de me rembourser sur la bête de ce voyage aux enfers. Vit-il encore, au moins ? Car c’est vrai, ça, depuis le temps il a pu clamser, l’emmureur. Vous voyez pas que l’assassin (il mérite ce mot bien qu’en fait il n’y ait pas eu mort d’homme), que l’assassin, répété-je, soit mort avant sa victime ?
J’émets un ricanement qui tire le Gros de son sommeil. Il se fourbit les alvéoles-à-lotos et, d’un lent mouvement de ruminant, m’indique qu’il a la bouche désenchantée.
— Qu’est-ce tu te marres ? interroge-t-il avec la voix qui va avec la bouche.
— Je déguste le criminel à l’avance, dis-je.
J’élève ma main, la ferme pour en faire un poing que je montre à Bérurier. Il m’imite. Nous confrontons nos deux concasseurs. Le sien est plus gros et plus abîmé que le mien.
— Quand on l’aura, je te promets de trinquer avec toi, San-A.
Il fait éclore son poing et, de ses cinq doigts retrouvés, se compose un peigne avec lequel il se recoiffe hâtivement.
La porte de la salle s’ouvre.
— Voulez-vous venir ? propose le toubib.
On s’empresse, le cœur anxieux.
Dans un lit de fer bien blanc, gît une espèce de singe bizarre, aux yeux proéminents, aux pommettes saillantes et dont la peau fissurée, craquelée, eczémateuse, fait songer à un très ancien parchemin.
— Ecce homo ! dit le médecin, lequel cause couramment plusieurs langues.
L’interne de nuit est en train de se laver les pognes, longuement, en compagnie d’une mignonne infirmière dont le teint pour l’instant évoque celui d’une pêche, mais d’une pêche pas mûre.
Il m’interpelle, joyeux. C’est un grand gosse, solide et brun. L’air d’un rugbyman, avec des lunettes cerclées d’or qui agrandissent encore de grands yeux clairs.
— Jamais je ne m’étais tapé un boulot pareil, dit-il. Franchement, je me demandais par quel bout l’attraper. Mon assistante est allée dégobiller à deux reprises.
La jolie personne, flattée qu’on la mette sur la sellette, me décoche un pauvre sourire mal remis. On devine que ses lèvres sont blêmes sous la couche de rouge.
Je mate ma trouvaille du Franc-Mâchon. Ils ont rasé le type et l’ont fourbi de leur mieux. Maintenant qu’il est privé de sa barbe, sa tête n’est pas plus grosse que le poing de Béru et ne s’avère guère plus présentable.
Le docteur Laudaneume, qui prend cette histoire à cœur, écrit sur son bloc à ordonnances, assis au fond de la salle sur une table de Formica encombrée d’instruments.
— J’essaie de vous dresser un premier rapport, dit-il, afin que l’identification vous soit rendue plus facile. Ainsi, avant de le raser, j’ai mesuré soigneusement sa barbe, ce qui permettra à un spécialiste d’établir la durée de la claustration.
— Bravo, doc. Vous pensez qu’il peut s’en sortir ?
— Je ne sais pas ce que vous entendez par s’en sortir, fait l’interne en essuyant ses lunettes éclaboussées par l’eau du lavabo. Jamais ce type ne deviendra centenaire, prix Nobel, cosmonaute ou champion de France du 1500 mètres. Je suppose qu’avec des soins très étudiés et une rééducation progressive, il retrouvera des forces, mais il demeurera une épave. J’ai essayé de le débarbouiller, seulement il y en a une telle couche et la crasse fait à ce point partie de la peau qu’il faudra des mois de traitement avant que celle-ci ne retrouve un grain normal.
21
Puisqu’il m’édite aussi ! De plus en plus merdouillard, hein ? Désespérez pas, je vais essayer de vous revaloir ça.