— Vous avez une idée de son âge ?
— La cinquantaine, je suppose, à deux ou trois ans près.
— Vous croyez qu’il retrouvera l’usage de la parole ?
— Il ne l’a pas perdu car, par moments, il vagit des choses. Lorsque son oreille se sera réaccoutumée aux bruits et au langage, il est probable qu’il s’exprimera tant bien que mal, mais jamais de façon cohérente étant donné que sa raison a fait naufrage. À vrai dire, son moral s’avérera plus atteint que son physique. Sa santé, on va la colmater à coups de vitamines, mais là-dedans, ajoute l’interne en se vrillant la tempe, c’est une autre affaire.
J’envoie Bérurier chercher mon appareil Polaroid dans l’auto. Je vais tirer quelques portraits de ma découverte, afin de mettre le service des recherches en branle.
— Écoutez, dis-je aux toubibs et à l’infirmière, je vous demande expressément le silence sur cette affaire pendant deux ou trois jours au moins, promis ?
Ils opinent.
— Si je lis ça demain en première page des journaux, je vous envoie chaque nuit un emmuré à astiquer, menacé-je en rigolant. Mon ambition, poursuis-je, est qu’on publie la photo du salaud qui a fait le coup en même temps que celle de ce pauvre bougre.
C’est l’heure où blanchit la campagne. Quatre plombes et des intentions de jour sur la ligne d’horizon.
— Y fera beau demain, murmure le Mastar.
— Tu veux dire tout à l’heure, Gros !
— Quelle nuit, gémit-il. Je tombe en brioche.
— On va en écrabouiller un peu avant de démarrer l’enquête. Trois plombes de dorme, une douche froide, un bon caoua et…
— Et un grand coup de blanc, conclut-il.
Il ajoute :
— Tout le monde a l’air de se jouer La Bathouze au Bois Pionçant dans le secteur.
Il est de fait que la ferme est silencieuse comme un musée après la fermeture. Pas une loupiote, pas un bruit. Le chien seul s’approche en battant la mesure mais, reconnaissant Béru à l’odeur, il retourne se pager dans la grange. Je file un œil déclinant sur l’ensemble des bâtiments et je suis frappé à la pensée que, tandis qu’un homme sombrait dans l’ordure et la folie, la vie continuait autour de lui. On trayait les vaches, on faisait ronfler les tracteurs, on préparait des repas de famille, on chantait…
L’Inavouable me prend le bras.
— J’sais à quoi tu penses, me dit-il.
Et je sais, à sa voix, qu’il sait en effet.
— Où vas-tu roupiller, Mec ? ajoute-t-il. Tu peux pas retourner dans ta cathédrale, avec le trou, l’odeur et les draps qu’on a étendu ce pauvre rat d’égout dessus !
Il ajoute, voyant mon indécision :
— Radine-toi dans notre carrée, on se serrera.
La perspective de dormir en compagnie de Berthe et de son étalon ne me paraît guère plus enviable.
— Tu plaisantes, Gros, repoussé-je, on ne viole pas en pleine nuit l’intimité d’un ménage !
— Tu feras dodo sur l’escarpolette[22], tranche-t-il. Avec l’édredon par-dessus, tu seras comme dans un plumann.
Je tombe en digue-digue et m’abstiens de résister. Nous voilà à la lourde de la chambrette réservée aux copulations béruriennes. Manque de bol, elle est fermée de l’intérieur, ce qui ne laisse pas de surprendre Sa Majesté.
— Avec les événements, la pauvrette aura jetonné, commente-t-il. On dirait pas qu’elle est impressionnable à ce point, ma Berthy.
Il frappe, doucement d’abord afin de ne pas la réveiller, puis plus fort. On perçoit des grognements, deux voix, dont l’une masculine, qui s’interrogent.
— Qu’est-ce que c’est ? demande l’organe enrouée de Berthe.
— Moi ! répond son camarade d’existence avec un maximum de sobriété, joint à un maximum d’inquiétude.
J’entends un chuchotement. Je crois déceler, à peu de chose près, le dialogue suivant : « C’est Alexandre-Benoît… Allons bon ! On s’est endormi APRES ! Qu’est-ce qu’on va lui dire ? Attends, je m’en occupe ! »
Après quoi, la porte s’ouvre sur une Berthy en tenue d’Ève. Ses jambons font des plis, ses nichemards font des nœuds et son ventre à festons lui descend en pente douce jusqu’à cet endroit où tant de messieurs se sont déjà donné rendez-vous.
— Et alors ? fait-elle, comment t’est-ce que ça s’est passé ?
La voix est calme, l’œil attentif, le sourire dégage une infinie sérénité.
Béru, soucieux, hostile déjà, prêt à des colères niagaresques, fait un pas dans la chambre en ronchonnant.
— Le Gus est à l’hosto, mais…
— On en causait justement avec Ambroise, dit Berthe en s’effaçant pour nous démasquer un Ambroise en bannière (non étoilée), assis sur le bord du lit, avec des poils plein les jambes…
Elle ajoute :
— C’est pas croyable, une affaire pareille !
Béru ne répond pas. Il ressemble à un cerf (ô oui !) qui a perdu sa harde et qui écoute les bruissements de la forêt.
— Qu’est-ce tu fous ici ? demande-t-il à son cousin.
Berthe prend l’initiative.
— Il avait pas sommeil, moi non plus… Du temps que vous étiez partis, Ambroise m’a fait un brin de causette.
— Dans cette tenue ! se rebiffe le Mastar.
Sa voix, c’est comme le sourd grondement d’un cours d’eau souterrain qui s’apprête à retrouver l’air libre.
— Et alors ! s’indigne la Vertueuse. Tu oublies que c’est mon cousin, non !
— Issu de germain, seulement, objecte le Pertinent avec impertinence.
Berthe marche droit sur lui. Elle s’empare du menton herbeux afin de bloquer cette noble tête alourdie par des pensées funestes.
— Alexandre-Benoît, dit-elle, si je crois comprendre que ce que tu penses est vrai, tu es un beau dégueulasse ! Faut avoir un esprit sacrément mal tourné pour imaginer des laideurs pareilles ! Ta moralité, pour inventer de telles abominations, elle est moins propre que le tas de fumier qu’est dans la cour.
Voilà Pépère dompté, calmé, contrit, aplati, cerné, réduit, mort de honte, conscient de sa vilenie, de sa déchéance ; accablé par toutes les pustules qui lui tapissent l’âme.
— Qu’est-ce que tu racontes, Berthy ! Où tu vas chercher tout ça ? biaise-t-il. J’ai dit quèque chose ? Je m’étonnais simplement qu’Ambroise restasse en liquette dans ta chambre, c’était uniquement une remarque pour la question des convenances !
Ça remet le camarade cousin sur son assiette.
— Hé, Sandre, appelle-t-il, t’as passé la moitié de la nuit avec les c… à l’air, c’est pas le moyen de t’ériger en gardien des bonnes manières.
— Je m’érecte en rien du tout, s’affaisse le bon Bérurier. Me pointillez pas, les gars, si on peut plus causer…
Magnanime, Ambroise se retire. Dès qu’il a tourné les talons, Berthe fait une sortie à son homme. Le Gros s’excuse, se ré-excuse, et m’installe une couche d’infortune au pied de son plumard.
Le sommeil, enfin, étend son voile vaporeux sur nos multiples préoccupations.
Je rêve beaucoup. Je fais même des cauchemars mis en scène par Maurice Lehmann ; je pourrais vous les raconter, car j’en conserve la mémoire, mais ça serait tricher. Le nombre d’écrivains qui vous relatent des rêves, histoire de tirer à la ligne, mes amis ! Une honte ! Dès qu’il est en rade d’invention, le romancier, il se gratte le bocal avec la touche du point d’interrogation de sa machine à écrire et se demande quel subterfuge il va bien pouvoir employer pour tartiner sans se surmener la glande fécondante. Alors il se dit : « Tiens : je vais leur décrire un rêve. » Qu’est-ce qu’il risque, vu que le songe abolit justement toute idée de construction et qu’il vagabonde dans les limbes de l’incohérence. Je trouve ce procédé méprisable, malhonnête et indigne d’un homme de talent, aussi ne l’employé-je qu’en cas d’absolue nécessité.