Quand je sors de sous mon édredon, la bouche pâteuse à force de mélancolie et le bol zébré d’idées moroses, j’aperçois Berthe, en slip et monte-charge, qui s’arrange les bouclettes à l’aide d’un fer à friser à pile.
On vit une époque où l’objet s’autonomise de plus en plus, les gars. Transcendé par l’électricité, voilà qu’il lui dit m… ! La mini-pile, c’est la liberté, l’affranchissement de l’ustensile.
Une grande, longue et lumineuse journée vient de commencer. Le soleil arrose à tout va ce monde qui ne parvient pas à le laisser froid malgré son ingratitude. Berthe s’aperçoit que je suis réveillé et m’adresse un sourire gourmand.
— Vous l’entendez ronfler, ce goret ? chuchote-t-elle en désignant d’un hochement de bajoues le lit où gît et vagit l’avachi[23].
Le fait est qu’il a les turbines survoltées, Bébé-rose. Ça fait penser au Creusot, un lendemain de Mobilisation Générale.
— Vous pensez enquêter sur cette affaire vous-même personnellement, ou en charger mon énergumène ? demande-t-elle. Parce que si je savais qu’Alexandre-Benoît dusse partir, je resterais ici. La campagne me réussit, on s’étiole à Paris.
Pauvre petit violette fanée, va ! Humble fleurette des pavés, blafardie par la poussière…
— C’est mon avis, Berthe, affirmé-je, le Franc-Mâchon vous convient à merveille.
Là-dessus, je lui virgule un solide clin d’yeux qui la fait glousser comme une dinde à laquelle on offrirait des marrons glacés.
— Pour en revenir à votre question, ma chère, enchaîné-je, je pense effectivement m’occuper de ce mystère, et ce avec la participation de votre époux.
Lors, l’ogresse s’accroupit près de moi et murmure en me submergeant de son regard gluant de lubricité :
— Voulez-vous que je vous dise, commissaire ? Vous êtes un petit polisson.
Rien de tel pour vous redonner de l’énergie, mes fils. Un coup de périscope sur ses bourrelets, ses replis, ses éboulements, ses cascades, ses affaissements, ses poils et ses grains de beauté et je me trouve debout, glacé d’effroi en me demandant comment ils font, les autres, pour se farcir B.B. alors qu’ils ne sont pas obligés de le faire.
Rapidos je m’évacue de la chambre en criant Maman. Félicie m’accueille. Elle est déjà toute proprette, la chère chérie.
Elle lit un très vétuste exemplaire de « La Vieille des Chaudières » découvert dans un tiroir de la commode.
Je lui demande la permission de faire ma toilette chez elle, et tout en me fourbissant, je discutaille de l’affaire.
À la vue des photos du malheureux, elle se met à pleurer. Et pourtant, ces portraits, je les ai tirés après que les toubibs se fussent occupés de lui.
Lorsque sa peine est un peu surmontée, elle murmure :
— Tu penses pouvoir découvrir qui l’a enfermé, Antoine ?
— J’en suis certain, M’man. Je peux même t’annoncer que ça va être assez facile. J’ai le choix entre deux groupes de suspects : les anciens fermiers, et les propriétaires. Il a fallu du temps pour écarter les orgues, creuser le mur et tout remettre en place ; seuls des gens occupant le Franc-Mâchon ont pu réaliser ce travail.
Je lui fais la grosse bisouille en lui déclarant que je lui dédie cette enquête. Il faut que le criminel paie l’abominable agonie de sa victime.
Sur cette assurance, je descends prendre mon petit déjeuner dans la salle commune où Angélique discute l’événement avec son papa. Sa surexcitation est telle qu’elle en omet de me faire la tête.
Tandis que l’épouse-servante, toujours aussi amorphe, m’abreuve de café chaud et me sustente de tartines beurrées, je me mets à entreprendre sérieusement Ambroise. J’aurais pu l’attaquer d’autor, la veille, mais j’ai préféré attendre que le calme se rétablisse dans les esprits. Il s’agit de déballer sa lucidité et d’affûter sa logique après les histoires de fantôme.
— Cher Ambroise, commencé-je, en déballant un carnet et un Bic-grand-luxe de mes fouilles, maintenant il convient de savoir d’où est parti notre revenant, si je puis me permettre cette boutade. Je vais donc vous poser certaines questions en présence de votre famille, je vous demande à tous de bien réfléchir avant d’y répondre.
Je finis d’engloutir mon caoua. Je les défrime à la ronde. J’ai cessé d’être l’ami pour devenir le poulet en campagne. Justement, y en a un qui s’égosille à tout va sur le tas de fumelard voisin, comme pour m’encourager.
— À qui appartient le Franc-Mâchon ? questionné-je.
— À monsieur Lachaise, le marchand de meubles, répond Ambroise.
Lachaise, je connais que ça. Y a de la publicité plein le métro. Le seul qui fabrique du meuble ancien authentique, c’est son slogan. Paraît qu’il enterre ses salles à manger Louis XIII pour leur donner la vraie patine du temps, pour bien les vermoudre, qu’elles aient leur taf de vers. Même que les tables espagnoles, chez lui, on leur file des coups de marteau et de rafales de lampe à souder pour qu’elles deviennent complètement véritables, c’est vous dire. Honoré Lachaise. Cent ans d’existence (pas lui, sa boîte). Son atout ? Le prix de revient extrêmement bas qui lui permet des largesses fantastiques avec le client. Contre l’achat d’un tabouret de cuisine, il offre une chambre à coucher en prime, Lachaise. Faut pouvoir ! Le commerce du meuble c’est ça : la prime. Plus on donne, plus vite on devient milliardaire.
— Vous le connaissez ? questionné-je.
— Je l’ai vu qu’une fois, peu de temps après notre installation ici. Il faisait visiter son domaine à quelqu’un, c’est à peine s’il m’a dit bonjour.
— Avec qui donc avez-vous traité pour le fermage ?
— Son notaire de Mantes.
— Vous m’avez bien dit que vous habitiez ici depuis cinq ans.
— Cinq ans et quatre mois, hasarde Madame l’épouse de sa voix décolorée par l’eau de Javel.
Son vieux la fusille des carreaux, pour le principe. Il tolère pas que son brancard se manifeste, Ambroise. Sa suprématie avant tout ! Il a des faiblesses toléreuses pour sa fifille dévergondée, car elle est jolie, intelligente et qu’elle est le fruit de sa chair, comme on dit dans les livres académiques. Mais pour Bobonne, défense de moufter, ou alors c’est les coups de pied dans le ventre !
— Dès votre arrivée ici, vous avez entendu crier ? poursuis-je.
Tous en chœur, ils clament :
— Dès la première nuit !
— Depuis que vous êtes fermier, Ambroise, la maison de maître a-t-elle été occupée ?
— Une ou deux fois, répondent le père et la fille.
— À quelles occasions, combien de temps, et par qui ? m’enquiers-je.
Trois questions en une seule, c’est un tour de force, non ? Ça rappelle un bulletin de référendum.
Ils se mettent à gamberger à l’unisson. Y a la mère qui voudrait causer mais qu’ose pas ; y a la grand-mère qui n’a rien à dire et qui pourtant bredouille. C’est Angélique qui s’allonge la première :
— On a loué un été le domaine à des Anglais, je crois que ça fait deux ou trois ans… Ils ne sont restés que deux nuits. Et puis, une nuit, des amis au propriétaire sont venus, à titre expérimental, je crois.
— Oh, oui, se rappelle Ambroise, M. Lachaise m’avait annoncé leur visite. Ces gens, un couple, étaient friands de surnaturel et voulaient se rendre compte.
Il sourit et ajoute :