— Ils se sont rendu compte.
Je le bigle à ma façon :
— Je parie que cette nuit-là, il y eut des manifestations visuelles et farineuses, n’est-ce pas, Ambroise ?
Il hausse les épaules et sourit derrière sa forte bacchante. Parbleu ! N’était-ce pas le moment ou jamais ? Des amis du proprio rendant un verdict positif : la maison est vraiment hantée, c’était du beurre pour les actions du cousin.
— Ces gens ont passé combien de temps ici ?
— Une nuit.
Je suis tranquille que le rusé fermier a dû les surveiller et leur faire le grand jeu…
— Parlons maintenant de votre prédécesseur, l’ancien fermier. Où habite-t-il ?
— Je crois me rappeler qu’il prenait une ferme à Poiray-l’Église…
— Ça se trouve où, cette métropole ?
— À une vingtaine de kilomètres d’ici, du côté de Houdan.
— Et le monsieur se nomme ?
Il fronce les sourcils. Il s’évertue, il phosphore, il a des convulsions plein ses cellules grisonnantes.
— Ça finit en yer, je crois bien, marmonne-t-il.
— Non, papa, rectifie Angélique, ça finit par nien.
— Il s’appelle Dalbuche, fait doucement la fermière, au risque de se faire briser les vertèbres cervicales par son mari.
Et de nous désigner une fort belle photographie de Pie XII[24] représentant Sa Sainteté en soutane du soir. Sous ce magnifique portrait en couleur, un avis imprimé subsiste : Votre abonnement prend fin le 14 de ce mois. D’autres caractères violacés et baveux, ceux de tous les routages, mordent dans la blanche soutane du Souverain Pontife. On les lit encore distinctement, bien qu’ils soient décolorés par le temps et le soleil : M. Cl. Dalbuche. Le Franc-Mâchon. Bécasseville. S.&O. L’image (presque sainte) composait la couverture d’un magazine dont, si je ne m’abuse, le rédacteur en chef ne devait pas être inscrit au parti communiste, magazine auquel le devancier d’Ambroise était abonné.
J’inscris ces indications sur mon petit carnet.
— Bon, murmuré-je. Voilà de la matière première. Je vais faire un tour en attendant que notre cher Alexandre-Benoît abandonne les bras de Morphée pour ceux de sa femme.
Sur ces fortes paroles, je visionne le cousin avec cet air d’en posséder deux qui me vaut un certain succès d’estime auprès des dames. Gêné, il courbe l’échine et sort en tentant de faire ressembler ses baffies à celles de Salvador Dali.
— Vous me permettez de vous accompagner, monsieur le commissaire ? demande ingénument la mignonne Angélique une fois que son dabe est hors de vue.
CHAPITRE II
J’aime bien les panonceaux de notaire.
Je les trouve jolis. On dirait de l’or. En province, ils ont un je ne sais quoi qui m’attendrit. Ça me fait penser à une vieille France douillette, sans bagnoles ni transistors, telle que nos pères ou nos grands-pères l’ont connue. Le panonceau dont au sujet duquel je vous cause somme une porte épaisse, garnie de clous, et se dégage avec peine de l’emprise d’une ardente vigne vierge. Sur la porte brille une plaque de cuivre grande comme un bouclier, qu’on doit encaustiquer avec dévotion tous les matins :
Plus qu’une plaque, c’est une profession de foi.
— Attendez-moi dans la voiture, petite chose ravissante, dis-je à Angélique.
On vient de se faire un gentil bout de balade dans la campagne rasée de frais, à regarder se dandiner de grosses machines scarabeuses. On n’a parlé de rien. Y a des moments touchés par la grâce où le silence va tellement bien avec la nature qu’on n’ose pas y toucher.
— Vous en aurez pour longtemps ?
— Trente secondes au maximum.
Là-dessus, je me suspends à la chaîne de la cloche et une vieillarde parcheminée (chez un notaire c’est ce qu’il faut) me délourde.
— Je voudrais voir maître Larnacq, lui exposé-je.
— Vous avez pris rendez-vous ?
— Non, mais j’ai un mot de recommandation du ministère de l’intérieur, ajouté-je en lui proposant ma carte professionnelle (la seule accréditée auprès des services publics).
Elle jette un regard dépoli sur mon rectangle de papier.
— J’ai pas mes lunettes, dit-elle.
— Écoutez, fais-je, parmi tout le blabla qui est écrit là-dessus je pense que le mot essentiel est le mot « P… ».
Elle ouvre grande la bouche sur son absence de dents, laquelle me permet de constater qu’elle a la langue extrêmement chargée.
— Vous êtes de la police ?
— Au point qu’on m’a nommé commissaire. J’ai besoin d’un renseignement urgent que Maître Larnacq peut seul me donner. Si vous pouviez m’annoncer…
Elle hoche la tête.
— Seulement c’est l’heure de sa conférence, dit-elle, l’air ennuyé.
— Ne peut-il la suspendre pendant quelques minutes ?
— C’est impossible, il y est déjà !
Tout en parlant, j’ai mis un pied devant l’autre, l’obligeant de ce fait à mettre un pied derrière l’autre, si bien que je me trouve dans la maison. À droite, une porte matelassée de cuir râpé annonce le bureau du notaire. À gauche une autre porte, vitrée bas, découvre une grande pièce morose, pleine de classeurs vert pourriture. Des mémés à chignon et un principal plus verdâtre que les classeurs tapotent sur des machines à écrire Louis XV d’époque.
— Elles durent longtemps, ses conférences ? m’inquiété-je.
— Ça dépend, fait-elle.
Sur sa réplique, un fort bruit de chasse d’eau retentit, et un monsieur austère sort par une porte discrète que je n’avais pas encore aperçue. Il reboutonne ses bretelles d’un air soucieux. À son importance, à sa chaîne de montre, à sa décoration de l’ordre du Grimoire, je réalise qu’il s’agit du notaire.
— Eh bien, fais-je à la domestique, la conférence a duré moins que de coutume ; à ce qu’il semble, maître Larnacq a dû manger des pruneaux.
Le tabellion s’avance vers moi, comme un Suisse dans la travée principale d’une église un jour de grand-messe. Il porte un pantalon à rayures grises, un veston noir, une chemise blanche à col rapporté et une cravate à système dans laquelle est piquée une perle à l’orient-express.
— Qu’est-ce, Jeanne ? demande-t-il en m’ignorant foncièrement.
— C’est ceci ! dis-je en lui brandissant mon portrait bardé de tricolore sur fond de République Française.
Il relève sur son front ses lunettes cerclées d’or. La nature est fantasque, hein ? Sa servante pouvait pas lire faute de besicles et lui doit ôter les siennes pour y parvenir.
— La police ? s’étonne-t-il tout de même.
— Quelques renseignements, maître. Ce sera vite fait.
Il rabat ses verres sur son nez en bec d’aigle et me tient ouverte la première porte matelassée de son bureau, me laissant le soin de pousser la seconde qui est en bois d’arbre.
La pièce fait songer à des romans de l’époque victorienne. Elle est pleine de solennels meubles d’acajou, de canapés en cuir et de lampes à abat-jour d’opaline verte ; le plancher marqueté brille autant que la plaque de cuivre sur la porte.
Le maître, apaisé, semble-t-il, par sa conférence, s’assied dans son puissant fauteuil à oreilles et me désigne un autre siège plus commun.
— Prenez place, monsieur.
Monsieur le commissaire San-Antonio prend place et déballe sa petite affaire.
— Maître, vous vous occupez, je crois, de la gestion du domaine de Franc-Mâchon ?
24
Avez-vous remarqué que, depuis Pie XII, les papes ne prennent plus le nom de Pie, à croire qu’ils redoutent le 13 !