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Il croit à une blague et attend une réponse farfelue.

— C’est pas la dernière de Pierre Doris, mon vieux, le rabroué-je, je te pose une question tout ce qu’il y a de sérieux et de professionnel, en attirant ton attention sur l’importance de ta réponse…

Ça l’arrache à sa léthargie.

— Sans rire, commissaire, vous connaissez un bonhomme avec un piège pareil ?

— ON connaît, plurialise Sa Majesté. Si t’aurais vu ce gus, il ressemblait plus à un sapin qu’au Père Noël.

— Une histoire de séquestration, devine le gali Mathias.

— Tout juste, Auguste, admire Béru.

— Si tu voulais bien t’atteler à mon petit problème, m’impatienté-je, j’en serais ravi.

Il moule l’agrandissement de son moufflet (l’agrandissement d’une horreur pareille, c’est une rude épreuve !) et va s’asseoir à son bureau à cylindre. Il commence par potasser (il est alsacien d’origine) un gros bouquin entoilé de noir, puis se livre à de longs calculs au dos de circulaires ronéotypées.

— Vous savez, murmure-t-il tout en alignant des chiffres, la croissance de la barbe varie selon les individus.

— Je m’en doute, pourtant on doit pouvoir établir une moyenne, non ?

— Bien sûr…

Il chantonne des chiffres, mâchouille son crayon et finit par déclarer en le glissant, à l’épicière, sur son oreille droite.

— Je pense que ça va chercher dans les cinq ans !

Donc, l’estimation provisoire était la bonne.

— Tu es certain de ton fait, blondinet ?

— À deux ou trois mois près, je ne dois pas être loin du compte.

— Comme disait un vicomte de mes amis, renchérit Béru, lequel est décidément d’excellente humeur.

Le diagnostic de Mathias n’a pas dissipé le doute qui, depuis ma visite au notaire, me taraude concernant Ambroise. Il a habité la ferme, seul, pendant un mois, voici cinq ans ! Il a donc eu le temps de bousiller qui il voulait et de précipiter le corps dans le conduit… Seulement voilà : connaissait-il l’existence de ce dernier ? C’est ce détail, surtout, qui importe.

— Merci, Rouillé, continue d’agrandir ta progéniture aux frais de la princesse.

Il doit sûrement rougir car il est d’un naturel timide, mais ça ne se voit pas vu qu’il est couleur brique.

Nous nous rendons, sur notre lancée, au service des recherches des disparus dans l’intérêt des familles. Le Mastar, qui se sent dans la peau du dilettant, joue les visiteurs en fumant un Burns dont la cendre dégouline sur ses revers. Il a l’esprit vacancier, Béru.

— Tiens ! Les Laurel et Hardy de la détection ! se marre le Principal Guignolet en nous voyant déambuler dans son secteur.

Je sors les clichés obtenus à l’aide de mon Polaroid.

— Il y a cinq ans, six au plus, ce gentleman a disparu de la circulation, Prosper, le coupé-je. Comme il a passé ses vacances dans un trou avec des rats, il a changé un peu et n’a pas la fraîcheur Colgate ; ton mérite va être de retapisser tout de même l’identité de Monsieur.

Il louche sur mes photos et fait la grimace.

— Oh, dis donc, c’est une expérience sur la parthénogenèse ?

— Affaire de séquestration. Le quidam a pu maigrir de cinquante kilos : il bouffait que des rats et des grains de maïs… À toi de l’imaginer sous son aspect d’il y a cinq berges, Prosper, à l’époque où il avait des ratiches, des tifs, bonne mine, du muscle, un regard lucide et le mot pour rire.

— Bref, tu m’apportes un épouvantail et tu veux que je te restitue Alain Delon ?

— Tu m’as admirablement compris.

Il parcourt d’un regard de plus en plus consterné les différents clichés.

— Tu te rends pas compte que toutes les dominantes de son visage se sont transformées. C’est de la bouillie d’homme que tu me donnes là, San-A. On parle de celui des cavernes, maintenant on va étudier, grâce à toi, l’homme des poubelles. J’ai visité l’As de Pique de Hambourg[26] où l’on trouve pourtant les plus terribles épaves de l’humanité, mais j’ai jamais rien rencontré d’équivalent. Les peintures de Goya, dis, c’est une publicité pour Cadum à côté !

— Il n’empêche que cet homme a un nom, un passé. Sa disparition a dû jeter la consternation dans une famille…

— Ou la réjouir, observe le Gros.

Je tends à Guignolet le rapport du docteur Laudaneume.

— Voilà des détails concernant sa taille, son âge probable… Tout cela très approximatif, car il s’est ratatiné, arqué, tassé ! Dresse-moi une liste des disparus pouvant coller, je repasse dans une heure.

— Comme tu y vas ! s’insurge Prosper, c’est un travail de titan que tu me demandes.

— Les pyramides aussi, c’était un travail de titan et pourtant elles sont là ! À tout de suite, Feignasse !

Y a pas à dire, ni surtout à redire, mais c’est beau la belle industrie.

Quand on voit les grands magasins Lachaise, on est impressionné. Huit étages de meubles, les gars. De tous les styles, de toutes les essences. Il a tout étreint, Lachaise : de l’ultramoderne, avec des fauteuils pareils à des coquetiers, jusqu’au gothique inclus. Et pourtant, c’est rare les fabricants de gothique en dehors des antiquaires.

Je demande le bureau au portier galonné qui ventile la clientèle.

— Moderne ou Regency ? me demande-t-il.

— Je m’en bats l’œil, réponds-je, pourvu que monsieur Honoré Lachaise soit assis derrière l’un d’eux.

Ma carte produit son petit effet coutumier. Le zig décroche un tubophone et annonce le commissaire San-Antonio pour M. Lachaise. Ensuite de quoi il nous confie à une hôtesse en uniforme rouge, style Iberia, et on se compose un menu cortège pour défiler devant les boxes d’exposition où sont reconstitués des livinges cossus, des chambres à coucher polissonnes, des salles à briffer pour B.O.F. arrivés, les cuisines formicateuses, les bureaux plus ou moins ministres, plus ou moins sinistres ; les salons Louis XV ou Charles X… On passe en revue tous ces stands figés. On dirait un documentaire sur la vie des humains, réalisé par une espèce qui n’appartiendrait même pas à l’ordre des mammifères. Leur habitat vu en coupe ! Résumé de la visite ? L’homme prépare sa pitance en un lieu dénommé cuisine, la consomme en un autre qualifié tout bêtement de salle à manger, et la digère en un troisième appelé chambre à coucher.

Béru admire. Il dit qu’un jour prochain il devra renouveler son mobilier fortement éprouvé par les scènes de ménage. Ainsi il aura l’impression de faire peau neuve. Ça le changera de calcer Bobonne dans du Louis XVI, il lui semblera ainsi refaire sa vie. Combien d’hommes mariés se donnent cette illusion et changent de plumard, ne pouvant changer de compagne ? Pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos contemporains, le renouvellement consiste à coller sur les pauvres murs de leur pauvre existence un nouveau papier peint.

On pique droit sur une porte rébarbative, marquée « Entrée interdite », à gauche de la lance à incendie rutilante qui ressemble à un gros boa lové sur sa digestion.

Là, le décor change. Il s’humanise. On quitte l’étalage pour le fonctionnel. Les couleurs sont ternes, presque sales, les portes vieillottes, les sièges plus éculés que des lattes de trimardeur.

Au fond d’un vestibule, dans un renfoncement sans fenêtre, une vieille créature au teint et aux cheveux gris, aux hardes grises et aux lunettes cerclées d’acier, tricote de la laine grise devant un appareil téléphonique gris. Dans la lumière grise, il faut regarder à tâtons pour l’apercevoir, elle a l’air de se trouver là en filigrane. L’hôtesse, dans cet univers flétri, ressemble à un gentil démon.

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26

Le plus sinistre des asiles de nuit.