Выбрать главу

Le marchand de meubles m’écoute attentivement en reniflant. De temps à autre, ses gros sourcils se relèvent. Quand j’ai terminé, il se tourne vers la standardiste chignoneuse.

— Ninette, lui dit-il, tu vois : hanté mon c… !

Il sourit et déclare en me frappant l’épaule.

— Vous venez de me faire gagner un joli paquet d’argent, mon petit, vous me ferez le plaisir de choisir un meuble dans l’entrepôt des rossignols.

Cette réaction est extrêmement déconcertante, reconnaissez-le. Et si vous refusez de le reconnaître, allez vite vous faire cuire un œuf.

— Pourquoi ? balbutié-je.

— Mais parce qu’on a enfin l’explication des bruits qui ont foutu le discrédit sur cette baraque ! Une fissure… Un conduit… Un courant d’air, rien de plus…

Je lève la main.

— Si vous me permettez, monsieur Lachaise, je vous rappellerai qu’il y avait un cadavre dans le conduit.

— Je vous dis pas, rétorque le bonhomme qui a l’optimiste solidement boulonné, mais un cadavre, c’est pas un fantôme. À propos, qu’est-ce qu’il foutait chez moi. ce pékin ?

— C’est ce que j’aimerais savoir, monsieur Lachaise. Et je compte un peu sur vous pour m’aider à le découvrir…

Il se gondole, le père Lachaise.

— T’entends, Ninette ? dit-il à la vieille femme.

Elle indique d’un signe que son sens auditif fonctionne convenablement. Rassuré sur ce point, Lachaise me fait front, il me fait sourcils surtout. Ça tangue vilain au-dessus de ses prunelles.

— Voyons, beau jeune homme, me dit-il avec la rude familiarité des gens qui sont bien plantés dans la vie, si j’avais connu la présence de ce pékin, vous vous doutez bien que je l’aurais fait déménager. Si vous voulez mon avis, il devait se trouver là depuis les travaux qui furent faits jadis… Qui sait, il s’agit peut-être d’un des ouvriers qui serait tombé dans le trou sans que les autres s’en aperçoivent. C’est quoi, comme conduit ?

Je le regarde sans répondre. Il paraît franc comme l’or, ce type. En tout cas, s’il ment, il possède une sacrée technique !

— Vous ne m’avez pas compris, monsieur Lachaise, laissé-je tomber négligemment, le cadavre en question date de cinq ans seulement, et on l’a aidé à devenir cadavre…

Pour le coup, le roi du meuble ancien neuf se tait. La standardiste, qui a conservé une aiguille à tricoter, recommence à se tisonner le chignon.

— Cinq ans, murmure-t-elle.

Bérurier dévore subrepticement la seconde moitié de saucisse en nous tournant le dos.

Je profite de la léthargie ambiante pour foncer.

— Depuis combien de temps n’habitez-vous plus le Franc-Mâchon ?

— Oh… commence le vieillard.

Puis il se tourne vers la dame grise :

— Depuis combien de temps, Ninette ?

— Sept ou huit ans, répond-elle.

— Pour quelle raison l’avez-vous déserté ?

Lachaise désigne sa standardiste d’un hochement de menton.

— À cause d’elle, bougonne-t-il.

— À cause de votre secrétaire ? m’éberlué-je.

— C’est ma femme, rétorque le fabricant de meubles. Mme Lachaise…

Cette présentation tardive ne laisse pas que de m’impressionner. Béru se retourne et exulte, la bouche pleine, la lèvre et la cravate graisseuses :

— Ah, c’est donc à cause que Maâme jouait la gestapo…

Cher Lachaise… Potentat qui se réfugie dans une pièce minable pour ne pas perdre le contact avec son essence et dont la paix est protégée âprement par sa propre épouse. S’il a des enfants, ils doivent être emballeurs quelque part dans les sous-sols, et qu’est-ce que vous pariez que son frère cadet est balayeur ?

Dominant cette nouvelle surprise (en anglais surprise), je reviens à mes moutons.

— Pourquoi avez-vous quitté le Franc-Mâchon, madame ?

Ninette Lachaise s’introduit l’aiguille à tricoter dans le corsage pour touiller des régions d’elle-même dont seul Lachaise possède l’usufruit.

— Je m’y plaisais pas, avoue-t-elle. Et puis, ça faisait trop loin d’aller en véquende là-bas.

— Vous aviez peur de cette maison hantée ?

— Pas peur, mais c’était désagréable.

— Vous entendiez des bruits insolites ?

— On peut pas dire qu’ils étaient tellement en solistes, déclare Honoré Lachaise, des craquements, et puis ces foutues orgues…

— Taratata, Noré, coupe son épouse-secrétaire-tricoteuse-garde-du-corps. Souviens-toi des nuits où les volets claquaient malgré qu’on les ait fixés…

— Je dis pas, mais…

— Oh toi, ronchonne-t-elle, tu joues l’esprit fort, n’empêche que tu dormais mal, souviens-toi. Et que t’as été bien content de rhabiter Paris.

— Depuis ce départ, vous n’y êtes jamais retourné ?

— Si, dans la journée, pour faire visiter à des gens que ça intéressait.

— Je veux dire que vous n’y avez plus séjourné ?

— Non.

— Et personne, à part je crois des Anglais qui s’enfuirent affolés, n’y a habité ?

Il hausse les épaules : ;

— Si : notre ex-gendre.

— Quand cela ?

La réponse vient, naïve, suave, bonne à entendre.

— Il y a cinq ans environ, juste après son divorce d’avec notre fille, ce propre à rien est allé passer quelque temps à Bécasseville, tout seul. Sa cure de solitude, qu’il disait. En réalité, il y était avec une gonzesse.

Ce terme argotique dans la bouche du vieillard prend une signification extrêmement méprisable. Il est flétrisseur.

— Qui était fermier à l’époque ? m’enquiers-je.

— Personne. Notre fermier nous avait planchés[27] comme un malpropre à la suite d’un héritage. Le temps que je me retourne, il y a eu une période de battement et mon ex-gendre qui ne savait quoi fiche est allé là-bas pour soigner le bétail.

— Il s’y connaissait ?

— Lui ? Pensez-vous ! un incapable, un rossard, un feignant avec un poil dans la main qui lui servait de canne.

— Quelle était sa profession ?

— M’en parlez pas, gémit Ninette, honteuse, il était artiste peintre !

— Et il se nomme ?

— Vincent Dauvers.

— Où peut-on le rencontrer, ce peintre-fermier ?

Lachaise fait danser ses sourcils.

— Alors, là… vous m’en demandez trop.

— Maintenant parlons des fermiers ; à l’époque où vous demeuriez au Franc-Mâchon, qui aviez-vous ?

— Un nommé Siméon, celui qui m’a quitté lors de son héritage. J’ai pris ensuite un certain Dalbuche qu’un ami à moi eut comme métayer, mais ce bougre-là m’a claqué aussi dans les doigts. J’ai alors engagé mon fermier actuel qui avait postulé au départ de l’ancien dont il était l’ami.

— Que pensez-vous d’Ambroise Parrey, M. Lachaise ? l’interromps-je.

— Un garçon très capable, et qui arrivera. D’ailleurs il me propose d’acheter le Franc-Mâchon. Mon notaire me conseillait de refuser, car il trouve son prix trop bas. J’ai bien fait d’écouter son conseil, car maintenant la propriété va sûrement prendre de la valeur…

Il ne pense décidément qu’à ça, Lachaise, à la plus-value que va donner à son domaine la mort d’une légende.

— La dame à qui vous achetâtes le Franc-Mâchon, poursuis-je, avait fait transformer la propriété ; possédez-vous un plan des travaux qui furent faits ?

— Non, dit-il surpris, à cause ?

— Vous n’avez jamais eu ces plans à votre disposition ?

вернуться

27

Lachaise a dû vouloir dire : « plantés là ».