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— P’pa ! hurle le lardon en gesticulant.

Les pétarades du tracteur couvrent sa voix non muée, mais notre équipage a sollicité l’attention du personnage tracté qui pilote son gros zinzin en fumant la pipe.

Le cultivateur abandonne le sillon qu’il traçait dans les entrailles de la terre nourricière en vue de la moisson future, comme on l’écrivait à la page 123 d’un livre de lecture pour cours moyen première année, et se rabat sur nous. C’est un bonhomme entre deux âges, coiffé d’une casquette, dont un accroc sur le sommet laisse voir qu’il est brun, vêtu d’une veste de coutil beige. Il porte également un pantalon, afin, je suppose, de ne pas se coincer Coquette dans les trous du siège métallique. Ce pantalon est en velours verdâtre, comme tous les pantalons de cultivateur. L’homme a le front étroit, le nez busqué, le regard embusqué, la lèvre débusquée et une paire d’oreilles rougeoyantes.

Il coupe les gaz, saute de son cabriolet grand sport et touche la visière de sa gâpette. Il nous prend : soit pour les représentants de la maison McCormick, soit pour des polyvalents, soit encore pour les enquêteurs du Crédit Agricole venus étudier sa demande de prêt relative à l’achat qu’il envisage d’un appareil à rembourser les bœufs à tempérament, ce qui permettrait de leur restituer leurs fonctions de taureau lorsque besoin est, puis de les réemployer pour la culture sitôt terminées leurs vacheries. Moi vous me connaissez ? Je vois ça immédiately dans la prunelle filandreuse de M. Dalbuche.

— C’est à quel sujet ? demande l’homme en posant une main aussi cradingue que paternelle sur l’épaule aussi gracile que filiale du blondinet.

La scène attendrit Béru dont les origines rurales sont toujours présentes à l’esprit et à la paupière.

— On dirait un portrait d’Angélus Millet pour illustrer le Labourateur et ses enfants, remarque cet homme cultivé, pour qui la chose artistique n’a pas de secret.

J’en conviens d’un bref acquiescement.

— Je suis le commissaire San-Antonio, annoncé-je, conscient de ne pas travestir la vérité, je souhaiterais vous entretenir du Franc-Mâchon dont vous fûtes, si je ne m’abuse, le fermier pendant une certaine période ?…

— Oh, très courte, grommelle-t-il, y est arrivé quèque chose dans cette foutue bicoque ?

— Pourquoi ?

Il caresse rudement la joue de son fils, pressant la tête blonde contre sa veste.

— Oh, comme ça. Je m’étais toujours dit qu’un jour il s’y produirait des malheurs…

— Une sorte de prémonition, en somme ?

— Si vous voulez, consent-il sans enthousiasme, ignorant probablement le terme. Y avait en effet de la prémonition plein la baraque !

— Il y a cinq ans que vous en êtes parti, je crois ?

— Tout juste.

— Et vous y êtes resté ?

— Pas plus de sept à huit mois. C’était franchement pas tenable, j’ai vu le coup que ma vieille tournait la boule, sans compter les mômes qui n’osaient plus sortir dès la nuit tombée.

— À cause ?

— Ben, le fantôme ! Vous pensez : une maison où qu’on a pendu un homme et où qu’un musicien est mort, fallait s’y attendre. J’aurais su avant de venir, j’aurais pas accepté ce fermage.

En v’là un, ça m’étonnerait qu’il soit abonné à Planète !

— Lorsque vous êtes arrivé au Franc-Mâchon, quelqu’un s’y trouvait-il ?

— Personne !

— On m’a dit que le gendre de M. Lachaise, le proprio, occupait les lieux entre le départ de votre prédécesseur et votre arrivée ?

Il rit, d’un rire chafouin, mais spontané.

— Oh, ce petit rigolo. Oui, les gens m’en ont causé : un propre à rien qui laissait crever le bétail de faim…

Décidément il n’avait pas bonne presse, Vincent Dauvers. Il apparaît que son retrait du monde n’a fait de tort à personne…

Je défrite le terreux qui continue de pétrir la joue de son gamin. Il paraît sorti d’un bouquin de Balzac, Dalbuche, malgré son tracteur tout neuf.

— Dites-moi, cher monsieur, lors de votre prise de possession du Franc-Mâchon, vous n’avez pas trouvé traces du séjour de ce triste gendre ?

— Oh, si, dit mon interlocuteur. Si vous auriez vu toutes ces bouteilles vides dans la cour, et ces restes de victuailles qui pourrissaient dans la cuisine…

— Je ne veux pas parler de ça, dis-je.

Alors il se passe quelque chose. Quelque chose qui justifie ma coupable industrie, les mecs. Ce quelque chose, c’est le flair, le pif, the noze, appelez ça comme vous voudrez… Je devine brusquement, à un léger cillement, à une crispation imperceptible des lèvres, que mon vis-à-vis est sur ses gardes.

J’ai l’impression qu’il redoute de s’engager sur cette voie. Que mes questions à venir lui font peur et qu’il se forge un air indifférent pour lutter contre le tracsir. S’agit d’usiner avec discernement. Le laisser mijoter un brin.

— On pourrait peut-être aller parler de tout ça dans un endroit tranquille ? suggéré-je.

Pour le coup, c’est la Béruroche qui tique. Il me connaît, le Dodu, il connaît mes inflexions. Par ricochet, le voilà tendu et scrutateur lui aussi, ce qui paralyse le laboureur.

— Allons à la ferme si vous voulez, fait-il d’une voix figée.

Du geste, il congédie le gosse, lequel saute sur son vélo et, soucieux de nous prouver que la race des Anquetil n’est pas éteinte, fait un démarrage foudroyant entre les ornières.

— Ce ne sera pas la peine d’aller chez vous, dis-je, je voulais surtout éloigner votre gamin.

Je montre un vaste hangar érigé en bordure du champ.

— On sera très bien là-dessous pour bavarder…

Sans l’attendre, je me dirige vers la construction, suivi de Béru, puis du paysan. Rien de plus démoralisant pour un homme inquiet que de filer le train à ceux qui s’apprêtent à le questionner. Leurs talons le dépriment plus encore que leurs physionomies.

Dans le hangar, il y a des betteraves, de la paille, des machines agricoles. Bérurier s’assied sur le caisson d’une faucheuse et se met à nettoyer une énorme betterave avec son mouchoir, ce qui constitue une gageure, car peut-on nettoyer une chose en s’aidant d’une autre chose beaucoup plus sale ?

Il attend la suite, Bébé Rose. Mais il a confiance en moi. Il se dit que si j’organise cette mise en scène, ça n’est pas sans motif.

Je m’acagnarde entre les bras d’une vieille charrue dédaignée et je mate Dalbuche sans piper.

Il ne sait quelle attitude adopter. Il est gauche. Il danse d’un pied sur l’autre, amorce des sourires hypocrites qu’il n’ose achever, voudrait parler, mais s’abstient. À la fin, il bredouille :

— Vous… vous êtes vraiment policiers ?

Bon Dieu, c’est pour moi un trait de lumière. Si ce gus pense que des gens peuvent venir lui parler du Franc-Mâchon en se prétendant policiers alors qu’ils ne le sont pas, c’est qu’il sait des trucs pas catholiques.

Je virgule un regard au Gros. Message capté. Je peux foncer, il me donnera la réplique. Je crois que la manœuvre à effectuer consiste à laisser subsister le doute dans l’esprit de Dalbuche, la police étant ce qui fait le plus peur aux terreux.

Je feins d’ignorer la question.

— Alors, Dalbuche, attaqué-je, qu’avez-vous déniché à la ferme ?

Il secoue sa tête de faucon intimidé.

— Mais… rien…

— Mais… si ! fais-je. C’est vilain de se faire prier. Dites-moi tout, mon enfant, comme si vous étiez avec votre cher vieux curé dans l’ombre du confessionnal…