Tout en lui interprétant un solo de scie musicale, j’entends radiner la chignole de police secours. Des parlementations retentissent, en bas… Alicia me crie de mettre les gaz. Je passe la surmultipliée. Bientôt on valdingue dans le cosmos, elle et moi. Un feu d’artifice sensoriel. On se termine en gerbe d’étincelles. Et puis on reste là, essoufflés et suant d’amour, à regarder un brimborion de clair de lune au plafond.
Bruit d’auto. Les matuches repartent, emmenant la Vieillasse, je suppose. Il doit en avoir sec, Pinuche. Se faire embastiller comme un vulgaire pilleur de clapier, c’est dur à son âge. Il le maudit, son commissaire, de l’avoir plaqué en pleine panade pour jouer les Poléon au pont d’Arcole.
Le silence revient. Pas longtemps, car des pas feutrés ascensionnent. On frappe à la porte :
— Andréano ! fait une voix.
— À toi de jouer, chérie ! chuchoté-je à Alicia.
Elle acquiesce dans la pénombre. Elle attend que le dénommé Daudeim frappe à nouveau avant de lancer un « Oui, qu’est-ce qu’il y a ? » gommé par le sommeil.
— Je veux parler à Andréano, Alicia.
— Il dort !
— Réveillez-le !
— C’est que… Il a pris deux cachets à cause de ses maux de dents. Que se passe-t-il ?
— Dimitri a intercepté un policier qui fouillait le garage.
— Mon Dieu ! s’exclame ma compagne. Qu’avez-vous fait ?
Un ricanement de l’homme à la robe de chambre me parvient.
— J’ai joué le jeu. Je l’ai considéré comme un rôdeur et l’ai remis à police secours.
— Ah ! bon… Écoutez, Alphonse pour Andréano, ça ne peut pas attendre demain ? J’ai beau le secouer, il ne se réveille pas !
— D’accord. Mais réunion en bas à six heures, hein ? Il faut aviser, je n’aime pas qu’un flic se soit introduit chez moi ! Bonne nuit !
Les pas s’éloignent au bout du couloir. Une porte claque. À toi de jouer San-A.
— Qu’allez-vous faire ? demande Alicia, comme je rallume la lampe de chevet.
Je ne lui réponds pas. Et ce pour deux raisons. La première est que j’ignore effectivement ce que je vais faire, la seconde que mon regard adhésif vient de se planter sur les fringues du sieur Andréano, sagement rangées sur les épaules de bois d’un serviteur-muet. Il portait un complet de velours noir, aujourd’hui, mon ébranlé de la gargouillette. Vachement smart, le cocu ! Un costar en velours granité, avec des boutons de cuivre. Quelque chose est gravé sur les boutons. Je suis prêt à vous parier une grande rousse contre le petit Larousse que l’inscription en question est « Postes royales françaises », bien que, du lit, je ne puisse lire les caractères gravés sur les boutons. Vous savez pourquoi je suis sûr de mon fait ? Parce qu’il manque un bouton au complet, et que ce bouton est dans la poche de ma veste à moi !
Plein succès ! Tu as eu le nez crochu, San-A. en t’aventurant in this house ! Ah, futé garçon, ton fameux flair ne s’y est pas trompé ! Comme tu as eu raison de laisser ton instinct prendre l’initiative des opérations. Bravo, San-Antonio ! Et merci…
Je rigole tout seul, comme une tranche de pastèque, sauf que mes dents sont plus blanches que des pépins de pastèque.
— Qu’est-ce qui t’amuse ? murmure tendrement Alicia.
Ses yeux sont soulignés par la gratitude.
— La vie, je lui réponds, sans me gratter.
— Mais encore ?
Elle n’aurait pas marqué l’interrogation, je comprenais : « Mets encore » et j’étais chiche de lui offrir une deuxième séance au bénéfice désœuvré de la paroisse.
— Elle est si pleine d’imprévus, Alicia. Si mutine. Faut savoir se marrer avec elle. Le drame des hommes, c’est qu’il ne savent pas jouer à l’existence, alors l’existence se rebiffe.
Je me coule hors du plumard, j’accomplis des mouvements d’assouplissement manière de me dégommer les abdominaux, après quoi je traîne une chaise jusqu’à la fenêtre.
— Qu’est-ce que tu fais ? chuchote ma facile conquête.
Je lui réponds par le geste, en arrachant les cordons des rideaux.
Nanti de ces liens extrêmement résistants, je reviens à ma jolie partenaire.
— Bouge pas, mignonne, je vais te ligoter afin de sauver les apparences.
— Bonne idée, convient Alicia, tu penses à tout.
— À tout !
Elle est rapidement ficelée. Je m’assois au bord du lit, je cramponne un paquet de sèches sur la table de chevet et en allume une. Les deux premières goulées m’enguirlandent le cerveau.
— Maintenant, passons aux choses sérieuses, ma petite poule. Que sont devenus les gosses kidnappés ?
Ses yeux s’exorbitent (autrefois j’aurais ajouté « de cheval », mais je suis devenu un auteur vachement sérieux).
V’là qu’elle me considère différemment, cette petite coucheuse. Elle avait dû me situer dans un compartiment de la société très éloigné de celui où ma question me ramène.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! Quels gosses ?
Je lui dépose un gentil baiser sur la bouche.
— Allons, petit cœur, on vient de s’envoyer en l’air comme des fous, toi et moi, tu ne voudrais pas que nos relations se détériorent après une régalade pareille !
J’attise le bout incandescent de ma cigarette.
— Tu sais que, malgré nos tendres ébats, je suis tout à fait capable de t’appliquer cette cigarette sur la joue jusqu’à ce qu’elle l’aie traversée. Le bout de conversation que tu as eu à l’instant avec Daudeim prouve clairement que tu es au courant de ce qui se passe ici… De plus je suis en mesure de prouver que ton mari a assassiné un policier, pas plus tard que ce matin, dans la forêt…
Ce mini-discours, extrêmement bien senti, la laisse perplexe.
— Écoutez, dit-elle, je veux bien vous dire ce que je sais…
— À la bonne heure…
— Seulement, je… je voudrais savoir qui vous êtes !
Je souris de son ingénuité.
— Allons, petit ange, dans ta situation on ne peut plus se permettre de parler au conditionnel.
J’approche mon mégot de son visage.
— Je t’écoute ! De toute manière, je te promets qu’avant cinq secondes tu auras dit quelque chose !
Comme quoi je m’avance à la légère, mes gamins. La môme ne dit rien dans les cinq secondes qui succèdent, et elle ne dira rien non plus au cours des millénaires suivants car un type a bondi sur le plumard d’une détente fantastique.
Ce saut ! Dommage qu’on ne puisse l’homologuer ! De la salle de bains au lit doit bien y avoir cinq mètres. À pieds joints, faut le faire !
— Tiens, salope ! gronde Andréano.
Avant que j’aie pigé et donc eu la possibilité d’intervenir, il a porté un monstre coup de rasoir à la gorge d’Alicia. La vache, cette estocade, Mam’zelle ! Le roi du coupe-chou, le cornard ! J’sais pas si c’est l’heure de sa décollation, mais il lui a sectionné la tige aux deux tiers. Son cou, à Alicia, il ressemble à une boîte ouverte. Instantanément un niagara de raisin gargouille sur le drap blanc. Ses yeux fous d’une terreur éperdue chavirent. Elle meurt dans un clapotement d’évier engorgé.
Je ne sais pas comment il s’y est pris pour se dépêtrer du tapis, sortir de la baignoire choper son rasoir et ouvrir la porte sans faire de bruit, Andréano, toujours est-il que je ne me suis gaffé de rien.
Fissa je me laisse couler du plumard. Une veine pour moi que sa jalousie exacerbée l’ait poussé à se payer sa gonzesse en priorité. Sinon il me décapsulait avant que je puisse gargouiller « ouf ».
L’ordure n’a pas lâché son rasif.
Avec un cri de kamikaze il se jette sur moi. Je vois scintiller la lame ensanglantée. Gaffe, San-Antonio ! Gaffe, mon pote, on t’a déjà sucré tes amygdales, Baby ! Pas la peine de subir une nouvelle intervention.