Par contre il y a un « hic » : des défunts, ça ne parle pas ; or j’ai grand besoin de savoir. Pour tous renseignements s’adresser à M. Daudeim.
Dominant ma répulsion je retourne dans la chambre, ramasse le flingue sur le parquet et sors dans le couloir.
Nul rai de lumière ne filtre sous les portes. Aussi époustouflant que cela paraisse, l’hécatombe n’a pas fait de bruit. Je néglige la porte située à côté de celle des Andréano ; tout à l’heure, le maître du Moulin a marché sur une certaine distance avant de rentrer dans ses appartements. Je suis prêt à vous parier le beau temps qu’il fait là-bas contre la pluie qui tombe ici qu’il occupe la piaule du fond. En tout cas je vais bien voir…
Le loquet tourne, mais la porte ne s’ouvre pas. Conclusion : verrou intérieur. J’hésite juste le temps qu’il faut pour prendre une décision, et je toc-toque.
Il doit dormir d’un œil et d’une oreille, Daudeim, car il demande immediately :
— Qu’est-ce que c’est ?
Je bâille en répondant :
— Andréano !
Reconnaissez, mes preux, que, votre connerie mise à part, il n’y a rien de plus monumental en ce monde que ma témérité.
Daudeim vient ouvrir sans barguigner. C’est pas tout le monde qui sait barguigner ; les grands barguigneurs se perdent en ces temps de spontanéisme.
Il a toujours sa belle robe de chambre en velours noir à parements blancs apparemment blancs. Dès que la porte s’entrebâille, je donne un coup d’épaule dedans et je bondis in the room, le soufflant pointé.
— Navré de vous réveiller, monsieur Daudeim.
Ce self-control, mes lascardes !
Pas un sourcillement, pas un poil qui frémisse. Il se contente de murmurer, très poliment :
— Je ne dormais pas. Qui êtes-vous ?
— L’ami de celui que vous avez remis aux flics, petit mouchard.
— Et vous désirez ?
— Vous poser des questions, bien sûr, mais auparavant, vous annoncer qu’il est arrivé un grand malheur dans cette maison.
Daudeim sourit.
— Vous voulez sans doute parler de celui-là ?
Il actionne le bouton d’un poste de télé et que vois-je apparaître sur l’écran blanc de mes nuits blanches, comme le chanterait si joliment M. Nougat Rot ? La pièce que je viens de quitter avec ses deux cadavres marinant dans le blood.
Daudeim rit de ma stupeur.
— Très honnêtement, je n’appelle pas cela un grand malheur, cher monsieur. Une femme névrosée et un homme jaloux ne constituent pas des collaborateurs de classe.
— Jolie installation, apprécié-je.
— N’est-ce pas ?
— Vous avez l’habitude d’espionner vos invites ?
— Déformation professionnelle, soupire Daudeim.
Qui ajoute :
— Je vous attendais.
— Vous saviez donc ?
— Qu’il y avait une seconde personne dans ma propriété ? Oui, puisque vous avez cru bon de fracasser l’une de mes serres pour attirer Dimitri au-dehors. En regagnant ma chambre, j’ai voulu prévenir Andréano, mais sa femme a prétendu qu’il dormait, abruti par des barbituriques. Or, Andréano n’était pas du genre cachets. Pour en avoir le cœur net, j’ai branché mon petit appareil de contrôle, ce qui m’a permis d’assister à un western de haute volée.
— Et vous n’avez pas eu l’idée d’intervenir ?
Il me cligne de l’œil. Cet homme à un aplomb extraordinaire, beaucoup de charme également. Les nanas, surtout les jeunes, doivent se pâmer quand il les regarde d’une certaine manière.
— À quoi bon : les Andréano étaient condamnés, les circonstances ont évité la main-d’œuvre étrangère. Bon, cela dit, vous êtes venu pour me questionner, disiez-vous ? Eh bien, mon cher monsieur, posez vos questions.
Il gouaille :
— Et posez donc aussi ce révolver par la même occasion, je trouve ces embouts silencieux absolument inesthétiques.
Je vous jure qu’une nature moins personnalisée que la mienne se laisserait subjuguer par ce diable de bonhomme. Il a un tel chic pour vous regarder, un tel ton pour vous parler, il émet des ondes si dominatrices qu’on se sent ramollir à son contact comme du chocolat au soleil. Seulement, excusez, docteur, mais il a tout de même le commissaire San-Antonio en face de lui, et le commissaire San-Antonio, sauf vot’ respect et pour le mien, ben c’est le commissaire San-Antonio, quoi !
Conscient de la chose, au lieu d’enfouiller ma gomme à effacer les extraits de naissance, je l’assure bien dans ma main.
Daudeim hausse imperceptiblement les épaules.
— Vous êtes également de la police, naturellement ?
— En effet.
— On se met à travailler en dilettante, chez vous ? On fait du travail de nuit ? On use de procédés illégaux ?
— Et on arrête les gens sans mandat d’amener, vous allez vous en rendre compte, terminé-je de la même voix ironique.
Cette amorce de causerie à bas ton rond pue s’est déroulée au milieu de la chambre à coucher de mon hôte.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? propose-t-il, nous serions plus à l’aise pour bavarder. À cette heure tardive les muscles se relâchent. Il est vrai que vous êtes jeune, vous !
Il me désigne une bergère :
— Moi, dit-il, si vous le permettez, je retourne à mon lit.
Joignant le geste à la jactance, il marche en direction de son monumental pucier à baldaquin. Vous parlez d’un meuble ! Celui-ci s’encastre dans une profonde alcôve et deux marches y accèdent. M’est avis qu’il doit se prendre pour Louis XIII, Daudeim.
— Stop ! crié-je en lui claquant le presse-purée entre les côtelettes.
Il se retourne.
— Pas d’accord ?
— Pas tout de suite. Auparavant, je dois souscrire à une légère formalité.
Non, mais pour qui il me prend, cézigue ? Pour une tarte, une cruche, une poire ? Pour un melon ? Pour une portion de Brie ? Pour un enfant de chœur, un poisseux de la tronche, une crêpe, une nave ? Pour le premier venu ou le dernier des connards ?
« Si vous le permettez, je retourne au lit ! »
C’est un rigolo dans son genre. Il me sous-estime. Son padock doit receler plus d’armes que la Corse. Machiavélique comme il a l’air, Daudeim, il planque sûrement des louches bricoles sous son traversin.
À reculons, je vais à son lit, sans cesser de braquer le maître du Moulin.
— Bravo, dit-il, vous appartenez à ces gens qui ne laissent rien au hasard !
— Vous voyez, dis-je en m’asseyant sur son plumard.
De ma main libre, je farfouille sous l’oreiller, sans rien trouver d’insolite.
Pourtant, de l’insolite, il m’en arrive sous une autre forme. Tellement inattendue !
Un bruit de couperet de guillotine chutant dans ses gorges et sur une gorge.
Vrrrzan !
Me voici dans le noir. Un noir drôlement opaque. Un panneau de fer vient de tomber du plafond, isolant l’alcôve du reste de la pièce.
Supérieurement joué ! Daudeim est réellement un être exceptionnel. Cette astuce raffinée de vouloir regagner son lit, en sachant pertinemment que j’allais me comporter comme je l’ai fait. En tout cas il est formidablement outillé, le bougre. En cas d’alerte il s’escamote dans son alcôve… Ni vu, ni connu…
Je tâtonne dans le noir à la recherche d’un commutateur électrique. Le voici. Une lumière orangée, tamisée par un abat-jour de soie, éclaire le lit. Mais qu’arrive-t-il ? Ce dernier est parcouru d’un frémissement ; j’ai l’impression de me trouver dans un ascenseur qui descensionne. Effectivement, le dodo s’enfonce dans le sol. Le papier à rayures de la tapisserie défile sous mon regard hébété. Il cesse. Un crépi de plâtre lui succède. Le lit-monte-charge parcourt une cinquaine de mètres à la verticale. J’entends grossir le zonzon d’un moteur. Il y a un léger heurt et le lit s’immobilise. Terminus. J’attends : rien ne se passe.