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— Écoutez, jolie personne, déclamé-je, je ne voudrais pas vous contrarier en faisant preuve d’une obstination de mauvais ton, pourtant il me faut bien vous jurer sur la santé de mon exquise femme de mère que je ne me suis jamais appelé Édouard Moran.

Elle m’adresse un clin d’œil furtif. Son léger mouvement de menton me désigne Dimitri.

— Enfin, me hâté-je d’ajouter, si vous y tenez vraiment, je vais faire un effort.

— Bon, ça commence à se tasser, on dirait ? fait en riant et en continuant de rouler les « r » le camarade Dimitri.

Lequel ajoute :

— Tu t’allonges, oui !

Je considère la table clinique sans joie. Elle me paraît redoutable. Je voudrais refuser l’invite, concasser menu la mâchoire de Dimitri, mais comme dirait un artificier négligent : y a pas mèche ! Il lui suffit de m’infliger une légère bourrade pour que je m’asseye sur la table, une seconde pour que je m’y couche. Il ramène alors une large sangle sur ma poitrine et m’arrime to the table. Une autre sangle sur les jambons et voilà votre cher San-A. aussi impuissant qu’un eunuque ayant eu les oreillons.

— Plus besoin de rien ? grommelle Dimitri à l’adresse de la belle fille.

— Merci, je vous sonnerai à la fin de la séance.

Malgré l’optimisme farouche (et artificiel, je le sens bien) qui m’habite (vous me parlerez de la vôtre toute de suite après), je m’écoute frissonner.

Je n’appartiens pas à cette cohorte de gus qui s’aiment, qui s’encultesuprêment et qui, leur vie durant, se chérissent comme s’ils étaient leur petit dernier ; pourtant avouez que le mot « séance » n’est pas enthousiasmant quand vous êtes amarré sur une table d’opération parmi des gens dont le moins qu’on puisse en dire est qu’ils ne sont pas très catholiques.

Je sais trois cents millions d’individus au moins qui, dans mon cas, se mettraient à goguezouffler dans leur kangourou.

— Quel est le programme ? demandé-je à l’admirable laborantine.

Elle est allée assurer le verrou de la porte après le départ du jardinier-garde-chiourme. Elle revient à moi, la démarche précise et ondulante. Quelle belle bête de somme (somme étant pris ici dans le sens de sommeil).

— Ai-je droit à quelques explications, chérie ? susurré-je à voix de velours côteleuse.

En guise de réponse, elle se penche sur moi et pose sa bouche ardente sur la mienne qui le devient. Long échange de sensations gustatives. Après quoi, elle caresse ma tempe d’un geste quasi maternel.

— Tu es beau, chuchote-t-elle.

On a beau être ligoté dans une salle d’opération, cela n’est jamais désagréable à entendre, quand bien même on sait la remarque justifiée.

— Qui êtes-vous ? je lui demande.

— Mon nom est Joan.

— Ravissant. Pourquoi m’avez-vous appelé Édouard ?

Vous savez ce qu’elle me répond ?

— Qui vous dit que vous ne vous appelez pas Édouard ?

— Ah ! non, protesté-je. J’ai confiance en ma maman, c’est une personne que je pratique depuis plusieurs décades ; elle est incapable de me mentir. Si elle assure que je me prénomme Antoine, elle doit avoir raison.

— La vie n’est qu’une illusion. Je vous veux en Édouard !

— Si vous me déligotiez, vous m’auriez en Édouard en Gaston ou en Adhémar si le cœur vous en dit.

— Plus tard, dit-elle. Plus tard, mon chéri… Nouveau baiser. Je ferme les yeux pour mieux le déguster. L’important, c’est de ne pas gâcher les moments exceptionnels, de les vivre bien à fond et de torcher l’assiette avec son pain pour ne rien laisser perdre.

Quand elle recule, le noir s’est fait dans la pièce. Elle a, tout en me bécotant, actionné un commutateur probablement niché sous la table.

— Joan ! appelé-je.

— Je suis là, mon amour, ne bougez plus.

Un léger zonzonnement se produit. Puis un rectangle lumineux s’exprime dans les ténèbres, quelque trente centimètres au-dessus de mon visage. C’est l’écran de l’appareil qui ressemble à une caméra de Tévé. C’est très flou, très cotonneux. Pourtant, des images semblent vouloir s’y former. Je mate attentivement. Les contours d’un visage apparaissent, incertains d’abord, ils se précisent quelque peu, s’engloutissent dans des volutes de fumée, en ressortent comme la lune ressort des nuages… Je reconnais les traits de l’homme dont la photographie trône en deux exemplaires dans ma chambre.

— Vous tenez vraiment à me flanquer des cauchemars ? dis-je.

Au lieu de répondre, la surnommée Joan dégrafe mon pantalon, ce qui me surprend quelque peu. C’est pas que je sois contre, notez bien. Mais enfin, de but en blanc… Elle le fait glisser quelque peu de manière à dégager ma cuisse. Pendant ce temps, le visage de l’ami Dugenou continue d’aller et venir sur l’écran, tantôt s’escamotant dans des vapes, tantôt grossissant et devenant extrêmement précis au point que son regard semble s’engouffrer dans le mien.

À quoi cela rime-t-il ? Joan s’éloigne. Elle a une petite lampe électrique accrochée à sa blouse. Je l’entends ouvrir une armoire métallique. Des objets de verre tintent. Elle revient. Le léger faisceau de sa calbombe éclaire ma cuisse. Un tampon d’ouate surgit dans la lumière. Son contact glacé m’apprend qu’il est imbibé d’alcool. Compris ! La curieuse infirmière va me faire une piqûre. En effet, une seringue s’avance. Son aiguille fureteuse se plante dans ma viande. L’injection est rapide. Indolore.

— Dites donc, Joan, un brin d’explication ne vous coûterait pas beaucoup et m’empêcherait de mourir de curiosité…

Elle rit dans le noir. Sa loupiote s’éteint. J’entends la calme respiration de la fille à mon côté. Je voudrais insister, lui dire des trucs, mais je ne m’en sens pas le courage. Il y a le visage de l’homme sur le cadran laiteux. Maintenant il ne s’en va plus, il paraît avoir triomphé des épaisseurs nuageuses qui s’interposaient entre lui et moi.

Un glissement. Les gestes de Joan font un bruit d’étoffe froissée. Elle doit être nyctalope, cette môme, pour se déplacer dans l’obscurité. Elle se tient derrière moi. Soudain, une espèce de casque se pose sur ma tête. D’énormes écouteurs m’obstruent les portugaises.

— Qu’est-ce que…

Pas la force de finir. M’en fous. Suis plus curieux. À quoi bon ! Vive la soumission intégrale. Le tort de l’homme, c’est de trop regimber. Il se fatigue à refuser. Il s’estropie la volonté à ne pas vouloir. Devrait se laisser aller, l’homme. Couler à pic dans le moelleux de l’abandon. Ah ! que c’est bon de ne plus s’opposer ! Enfin je prends la vie comme elle est, sans prendre mon avis.

Une musique suave. Des instruments à cordes… Ça clavecine, ça violone… La nature moelleuse au printemps, dans un endroit où tout baigne dans le beurre. Une voix très lointaine traverse la musique, se fraye un chemin entre les notes comme le portrait de Dugenou s’en est frayé un entre les lambeaux de vapes. Voix d’homme.

— Cher Édouard… Je savais que vous viendriez ! Vous avez été malade ? Des cauchemars ? Vous rêviez que vous n’étiez plus vous-même ? Mon Dieu, comme cela a dû être pénible ! Enfin vous voilà guéri, Édouard.

Les yeux de l’homme en gros plan. La voix monte… Elle m’interroge. Ou plutôt me dit des trucs en employant le mode interrogatif.

— Vous savez que je vous attendais, n’est-ce pas, cher Édouard ? Que j’avais besoin de vous ! Nous allons faire du bon travail ensemble, mon ami.

Je ferme les yeux… Les rouvre. Le portrait est toujours là. Ma volonté flanche de plus en plus. Pourquoi je ne serais pas Édouard, après tout ! Qui me dit que je ne suis pas Édouard ? Puisqu’il faut des Édouard, autant moi qu’un autre, non ? Y a pas de mal à être Édouard, que je sache ! Et même, ma Félicie, qu’est-ce qu’elle en a à fiche que je m’appelle Édouard au lieu d’Antoine, je vous le demande ? J’en connais, des Édouard, moi. Tous plus sympas l’un que l’autre. Alors, qu’est-ce que je risque à m’appeler Édouard ? Bon, O.K. m’sieur Dugenou, je suis Édouard Moran, et vous avez raison : on va essayer de faire du bon boulot ensemble. On est là pour ça, hein ?