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Joan souscrit à ma requête. Ouf, il était temps. La voix de Samu me parvient, plus présente que son image. Cher Samu ! Je ne pense qu’à lui depuis quelque temps. J’ai hâte de le retrouver pour de bon. Hâte de reprendre le travail sous les ordres de ce diable d’homme.

— Je mets au point la mission la plus fracassante de notre carrière, Moran. Quand je vous aurai dit de quoi il s’agit, l’eau vous en viendra à la bouche.

Il parle. Je l’écoute, fasciné. Il a le diabolisme tranquille, Samu, c’est ce qui fait sa force et aussi son charme, car ce diable d’homme en a.

Lorsque la séance cesse et que je me réveille après les salutaires effets de la piqûre, j’ai la surprise de trouver Alphonse Daudeim à mon chevet. Voilà un sacré bout de temps que je ne l’ai pas vu, Daudeim ! Il y a encore des brins de flocon de neige dans ses cheveux gris. Lui aussi sent le frais, et puis l’eau de Cologne et le cuir.

— Alors, comment se porte notre convalescent ? demande l’arrivant en me présentant sa main à serrer.

On shakhande gentiment.

— Comme un charme, cher Al. Mais que vois-je : il neige déjà ?

— Eh bé, nous sommes fin novembre, Édouard !

— Tout de même, ça me paraît précoce. Ce que j’ai envie d’aller folâtrer dans la neige. Je voudrais fabriquer un bonhomme. Quand j’étais petit, à Prague…

Je me tais, déconcerté par une fugitive sensation de malaise.

— Eh bien ? m’encourage Daudeim.

— J’en faisais d’énormes avec les mômes du quartier. Je me rappelle un hiver où nous avons sculpté un cheval grandeur nature. Il est resté des semaines dressé au milieu du terrain vague, ce beau bourrin blanc. Et puis il y a eu un coup de redoux et il s’est mis à ressembler à un cachalot.

On rigole. Al cligne de l’œil en direction de Joan.

— Compliments, dit-il, il a l’air en pleine forme, ce sacré Édouard.

— Oui, je crois qu’on va pouvoir lui faire passer le test décisif, déclare ma tendre amie.

— Qu’appelles-tu le test décisif, Joan ? m’inquiété-je.

— Un bonhomme à questionner, histoire de te refaire la main.

Je croise mes doigts et presse jusqu’à ce que mes jointures craquent. Un bruit réconfortant. Daudeim demande :

— Quand donc, le test, Joan ?

Elle me considère affectueusement. Je m’en ressens terriblement pour cette pépée. Autant qu’elle pour moi, parole ! En amour ça carbure drôlement, nous deux. On ne se lasse pas de batifoler dans la chambrette au cosy, sous le double regard de l’ami Samu.

— Pourquoi pas tout de suite ? dit Joan.

— Vous croyez ? hésite Al.

Lui aussi me bigle d’un œil incertain.

Mais Joan balaie son indécision d’une réplique :

— Qu’est-ce qu’on risque ?

— Je me sens partant, complété-je. Jamais je n’ai tenu une forme pareille, grâce à toi, mon chou ! Amenez-moi votre guignol que je le déguise en purée. C’est quoi, comme client ?

— Justement, à vous de l’apprendre, murmure Daudeim. Allons-y !

Nous franchissons la porte opposée à celle qui conduit à ma piaule. Je ne l’ai pas encore empruntée, du moins pas en étant conscient, car j’ai bien dû la franchir au moins une fois puisque le complexe n’a pas d’autres issues.

On débouche sur un grand salon très élégant, aux tapis moelleux, aux meubles opulents et au piano à queue. Des toiles de maîtres et des mètres de toile garnissent les murs.

J’avise une grande baie vitrée. Enfin une fenêtre ! Ça fait des semaines et des semaines que je n’ai pas revu la lumière du jour.

Je me précipite tant j’ai besoin de boire des yeux cette clarté grise où traînent des filaments de soleil. J’aperçois un bosquet de bouleaux, une grande pelouse verte à travers laquelle sinue un ruisseau qu’enjambe un pont de vieille pierre, en forme de dos-d’âne, comme sur les gravures hollandaises ; le tout est recouvert d’une neige poudreuse.

— C’est chouette, dis-je à Daudeim.

Il sourit.

— Vous allez bientôt pouvoir sortir, Édouard.

— Je rêve d’une grande balade en forêt. À cheval. Ça me manque, je me rappelle, près de Varsovie, ces équipées…

— Venez !

On passe du salon dans un couloir tendu de satin chatoyant. Une porte, à gauche. Daudeim sort une clé de sa poche et l’ouvre. La chambre qui apparaît ressemble à la mienne car elle non plus n’a pas de fenêtre. Un appareil a air conditionné ronflonne doucement. Chose surprenante, cette pièce est coupée en deux par une forte grille. Derrière les barreaux, j’aperçois un homme allongé sur un divan.

— Je vous laisse l’entreprendre, déclare Daudeim en appuyant sur un bouton.

La grille se met à grimper dans le plafond.

— Que voulez-vous savoir de lui ? soufflé-je.

— Tout ! répond laconiquement mon compagnon.

Il s’évacue en claquant la lourde.

Ça me fait tout chose de reprendre le boulot. Je ressens comme de la timidité. Mon désir de bien faire redoute quelque maladresse due à ma longue période de stagnation. Un homme se rouille si vite ! Cet interrogatoire constitue pour moi un come-back.

Je m’approche du divan sur lequel gît mon « client ». Celui-ci est un homme entre deux âges, fané, fripé, avec un long nez tortueux et des moustaches de rat roussies par des mégots. Je le contemple en songeant que j’ai vu cet olibrius. Sa silhouette chétive, ses hardes fatiguées me disent quelque chose.

— Debout ! lui enjoins-je en filant un coup de latte dans ses chevilles.

L’homme pousse un cri et se dresse, hagard. Il a les yeux chassieux, jaunâtres, d’un très vieux cheval. Il en cligne, les frotte et m’offre un rire radieux.

— San-Antonio ! s’écrie-t-il. Bon Dieu ! je te croyais mort. D’où sors-tu ?

Je ne m’attendais pas à sa réaction. M’est avis qu’il me prend pour quelqu’un d’autre.

— Quel nom avez-vous dit ? je demande…

Il arrondit regard et lèvres.

— Mais… mais enfin, San-A., tu ne me tutoies plus ?

— Je n’ai pas l’habitude de tutoyer les gens que je ne connais pas, sauf, s’ils font les malins, déclaré-je en lui allongeant une mandale qui le couche en travers du divan.

L’individu se redresse, l’air furieux.

— Non, mais t’es malade ! glapit-il. Me gifler, moi : Pinaud ! Toi : San-Antonio !

— Vous vous appelez Pinaud ?

— Ben enfin ! ! !

Je le saisis aux revers et le soulève de sa couche.

— Pas de commentaires, je pose des questions précises, je veux des réponses précises ; et pas seulement précises, mais conformes à la vérité, sinon je vous dépèce comme un lapin.

L’autre chavire.

— Tu me fais peur, San-A. bredouille-t-il. T’as un drôle d’air. Tes yeux… On dirait que tu n’es plus toi-même !

— Suffit ! J’ai dit : pas de commentaires !

Nouvelle beigne. Il gémit. Son visage se recroqueville comme du papier en train de flamber.

— Vous vous appelez donc ?

— Pinaud !

— Prénom ?

— César Auguste !

— Profession ?

— Ça c’est un peu bleu, toi, me demander ça…

Ma troisième claque lui empourpre le nez.

— Profession ?

J’attends en louchant sur l’appareil à air conditionné. Ce dernier s’accompagne d’une espèce de lentille permettant sans doute à Daudeim de suivre la scène depuis la pièce voisine. De même, l’engin doit comporter aussi un micro. Je connais les méthodes d’Al. C’est un homme qui ne laisse jamais rien au hasard et qui adore les gadgets. S’il me remet au turf, il entend étudier mon comportement. Ce test doit lui indiquer si je suis complètement guéri ou non.