Выбрать главу

— Qu’est-ce qui vous prend ? l’apostrophé-je sévèrement, vous ne nous avez pas habitués à ces démonstrations, Al ! Si Samu vous voyait, il se poserait des questions, grincheux comme vous le connaissez !

Daudeim lisse ses favoris grisonnants d’un pouce humecté de salive.

— Même ce genre de réflexions bourrues, fait-il à Joan, prouvent l’étendue de votre réussite, ma chère amie.

— Oui, dit-elle en me contemplant amoureusement, Édouard constituera ma plus belle expérience.

— Quand vous aurez fini de vous tresser des lauriers, tous les deux, vous me préviendrez ! bougonné-je en allant récupérer ma lanière à billes sur la statue.

J’ajoute en jouant avec ma redoutable machine à étrangler :

— Bon, on va lui souhaiter sa fête, à votre vieux chnock ? Je me propose de lui offrir une belle cravate.

— Minute, me calme Daudeim. Vous le liquiderez demain matin.

— Pourquoi pas avant ? déploré-je, déçu.

Al fait la moue et déclare en expulsant un rond de fumée absolument parfait :

— Un homme se conserve mieux vivant que mort. Dimitri ne reviendra avec la malle que cette nuit, il sera temps alors d’opérer. Dès qu’il arrivera liquidez cet abruti de flic et aidez notre ami à placer le cadavre dans la malle et à la sortir. Ensuite vous retournerez vous coucher. À six heures du matin, Joan vous réveillera et vous fera subir la dernière séance.

— La dernière ? déploré-je.

— Et la plus importante, puisque c’est celle qui vous permettra d’assimiler nos directives pour la grande opération de demain matin. Une fois cette séance achevée, vous vous équiperez, et Joan vous amènera au lieu de rendez-vous où nous vous attendrons, Samu et moi !

— Chic, ce que je suis heureux de retrouver ce sacré Samuel. Vous ne voulez vraiment pas que j’en finisse tout de suite avec l’inspecteur ? De la sorte je n’aurais pas à me réveiller au milieu de la nuit !

— Si, puisqu’il vous faudra aider Dimitri à évacuer la malle ! N’ergotez donc pas toujours, Édouard. C’est votre marotte de tout le temps discuter les ordres.

— Peut-être, réponds-je, mais quelle technique dans leur exécution, hein ?

Daudeim sourit.

— Ça, je dois dire… chapeau !

— Rappelez-vous l’affaire Van Lœuwen, si je ne m’étais pas trouvé là, vous ne seriez plus en train de me traiter de rouspéteur.

— Je l’admets.

Je les regarde tous les deux.

— Je crois que je vais retourner dans ma chambre, tu viendras m’y rejoindre, Joan ?

— Oui, mon amour.

— Je ne voudrais pas jouer les fortes têtes, ajouté-je, mais je donnerais n’importe quoi pour avoir la clé du mystère à propos de San-Antonio. Je flaire un truc pas catholique là-dessous. Je me demande…

— Vous vous demandez quoi, Édouard ? coupe Al avec âpreté.

— Si vous ne vous êtes pas livré à quelque expérience dont j’ai fait inconsciemment les frais !

— De quelle nature, selon vous, cette expérience ?

— Je ne sais pas, vous auriez pu bricoler le mental de ce Pinaud de manière à lui faire croire que je suis son chef, ou un truc de ce genre.

Daudeim sourit.

— Il devine tout, ce bougre-là. En effet, Édouard, avant de vous appliquer le T.C. on l’a testé sur l’inspecteur Pinaud. Le résultat est probant, hein ?

— Formidable ! Si on arrive à dépersonnaliser les êtres, soit totalement, soit les uns par rapport aux autres, le monde est à nous, Al !

— Il va bientôt l’être, assure Daudeim… Demain, peut-être…

Je rêve que j’assiste à un grand concert en plein air. Sur une immense scène, des musiciens en uniforme jouent silencieusement. Je les vois gonfler leurs joues, actionner leurs instruments, lire leurs partitions. Je suis les gesticulations frénétiques du chef d’orchestre, mais aucune note ne me parvient. Ça ressemble à une panne de son à la télévision. Et puis c’est l’entracte, et les gradins se vident. Stupeur, sur chaque siège mon nom est écrit, en gros caractères, comme le nom d’un metteur en scène sur son siège de plateau. À l’infini je lis des « Édouard Moran, Édouard Moran, Édouard Moran… » Ça m’en donne le vertige. Et pour corser la chose, une grande voix caverneuse appelle dans un haut-parleur :

— Édouard ! Édouard !

Une vague de clarté détruit mon rêve. Les gradins se dégradent, s’anéantissent. Mais la voix demeure :

— Édouard !

J’ouvre les yeux. Ma vue est blessée par la lumière crue de l’ampoule électrique. J’aperçois Dimitri, vêtu d’une canadienne au col emperlé de givre. Son souffle fait encore de la fumée.

— Mince, t’as avalé une pleine boîte de cachets, c’est pas possible ! Voilà au moins cinq minutes que j’essaie de te réveiller.

La notion des réalités me revient.

Pas de cachets : Joan. Mamma mia, cette séance ! J’en ai un grand creux au milieu du bide et les membres en caramel mou.

— Tu te lèves, faut que je reparte avec la malle !

— O.K., fils.

Je m’étire. Tout se remet en place dans mes muscles et mon esprit. L’inspecteur à liquider, puis à évacuer. Et demain, aux aurores, l’ultime séance avant la mission.

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt quatre heures, il fait un froid de canarrrrrd !

Sacré Dimitri !

Je me lève et le suis vers la chambre-cellule du « condamné ». Dimitri m’observe du coin de l’œil.

— En pleine nuit, t’as de la santé, me dit-il avec un brin d’admiration.

— Pourquoi ?

— J’sais pas : refroidir un type comme ça, entre deux sommeils, c’est pas à la portée de tout le monde. Tiens, moi, par exemple, je me sentirais barbouillé. Et pourtant, des bonshommes, j’en ai effacé quelques-uns.

Ma lanière est à sa place, dans le placard arsenal.

— Va chercher le client ! lui dis-je.

— Tu veux pas te le payer dans sa chambre ?

— Elle est trop étroite : il faut du recul.

— Très juste. Bouge pas, je te l’amène.

Ma lanière sur le bras, je m’approche d’une cave à liqueurs pour y empoigner une bouteille de vodka. Habituellement, je la bois très frappée, mais cette nuit j’en use comme d’une thérapeutique, non pas pour me donner du cœur à l’ouvrage, car le fait de buter un homme ne me tourmente pas outre-mesure, mais pour achever de me réveiller.

La lampée d’alcool, prise directement au goulot, me file un trait de feu dans l’estomac. Voilà un bout de temps que je n’ai pas bu du raide ! Brouff, ça filerait des couleurs à un mort, car c’est de la vodka à 54°.

Dimitri réapparaît, flanqué du bonhomme chétif. Ce qu’il est pitoyable, cet inspecteur, avec ses joues mal rasées, son dos un peu voûté, sa moustache de rat malade… Il s’est coiffé de son chapeau, pensant qu’on allait le sortir. Il a un vieux bada gris sale à ruban noir, plein d’auréoles jaunes, dont le bord se gondole. Où est-ce qu’ils vont pêcher leurs flics, en France ! Je chope ma boule de plomb et commence à balancer l’autre.

— Tu veux bien t’écarter un peu de monsieur, Dimitri ?

— Tu parles, rigole le factotum de Daudeim en se dirigeant vers le poste de télévision.

— Écoute, San-Antonio, bêle le nommé Pinaud.

Mais je n’écoute pas. La boule libre tournoie de plus en plus vite au-dessus de ma tête.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’étonne ma victime désignée.

— Tu vas voir, répond plaisamment Dimitri, accoudé au poste de télé.

Et Pinaud voit !

Mes deux boules partent en tournoyant comme si chacune courait après l’autre.

Ça fait « fsssiit ! »