Выбрать главу

Le Fané demeure sceptique.

— Tout ce que tu voudras : la porte, en principe, n’est pas utilisée par les prisonniers mais par les geôliers, non ? Conclusion elle se commande secrètement certes, mais facilement, San-Antonio, fa-ci-le-ment !

Vachement doctoral, César, vous ne trouvez pas ? Il alambique Pépère, en prenant du carat. Il s’écoute un peu penser. Notez qu’il n’est jamais inutile de baliser le parcours de son raisonnement. La Vieillasse tatillonne avant d’émettre, elle minutieuse comme un rugbyman dispose son ballon avant d’essayer une transformation. Je sais pas si vous avez vu la manière qu’ils procèdent, les quinzemen, avant de shooter. Comment t’est-ce qu’ils le dorlotent leur bel œuf de Pâques ! Et je te le nettoie, je te fais du jardinage autour, je te poildeculte les brins d’herbe, je t’organise un promontoire, je t’aménage une rampe de lancement, je te cherche l’orientation, je te mignarde l’équilibre, je te calcule l’angle de pénétration, je t’estime la vitesse du vent, je te décompose l’élan, je te repère le point d’impact, je te muscle la détente fessière, je t’impulsionne le jarret dévot.

— Bloing ! Ça tourbillonne ! Vingt mille pèlerins suivent en retenant leur souffle la trajectoire météorique. Passera, passera pas ! Comme à Verdun ! Pire qu’à Verdun ! Cela dit, il est dans le vrai, mon vieux camarade, lorsqu’il prétend que le système de la lourde est secret mais aisé. Seulement il se montre plus secret qu’aisé puisqu’on passe une bonne heure à fouinasser sans rien dégauchir. La porte de l’ascenseur reste aussi farouchement close que la bourse d’un comédien écossais d’origine juive qui jouerait le rôle d’Harpagon pendant la dévaluation de la livre sterlinge.

On a beau tâtonner dans les moulures, décrocher les tableaux, sonder le parquet, ouvrir les placards, se faire des ampoules aux mains à dévisser les ampoules électriques, c’est l’échec noir.

De guerre lasse et six heures approchant, comme l’aurait écrit une dame du Fémina dont j’ai oublié de lire les livres, je fourre Pinuche sous le canapé du salon et je regagne ma chambrette.

Une partie drôlement serrée se prépare, les gars. Si vous flanchez un peu de l’horloge, c’est le moment de gober vos comprimés.

Pourquoi Édouard Moran ?

Cette question, je me la pose depuis des semaines, et tout particulièrement à cet instant.

Comprenez-moi bien, cela m’aidera sans doute à piger moi-même. La personnalité à transmettre était toute prête dans le T.C. Je veux dire par-là que le matériel, lorsqu’on m’a amené, se trouvait chargé. Joan disposait d’un potentiel d’enregistrements sonores et visuels qui furent probablement très longs à préparer, à sélectionner, à monter. Des jours et des jours d’affilée, elle a investi mon esprit jusqu’au subconscient en lui inoculant un personnage nommé Édouard Moran, dont j’ai appris la force, la ruse, les relations, les prouesses, le caractère, les goûts, la manière de penser et de réagir.

Le vrai Édouard Moran ne m’a jamais été montré. On a filmé ses faits et gestes de façon subjective pour mieux m’installer en lui (ou mieux l’installer en moi). C’est Samuel Polsky qui me l’a enseigné. Il me l’a appris à l’impératif ! Samuel est le cerveau ! Il a l’énergie et le magnétisme adéquats pour opérer un transvasement aussi fabuleux. Joan n’a été que l’opératrice. Elle appliquait le traitement, elle ne l’a pas instauré sur rôle ? Soumettre le patient par tous les moyens affectifs et chimiques.

Limer ma volonté, l’assouplir ; neutraliser tout esprit de rébellion en lui et, parallèlement, lui entonner, comme on gave une oie, cette pâture psychologique ayant nom Moran. Le vider de lui-même pour le remplacer par un autre… S’assurer qu’il assimile parfaitement la transsubstantiation. Bête comme le principe des vases communicants, après tout ! On ouvre le robinet de vidange de San-Antonio. Puis, simultanément, on lui branche la canalisation chargée de véhiculer l’Édouard Moran. Il suffit de laisser couler le tout jusqu’à ce que le San-A. ait disparu, que le réservoir ait été bien rincé par le produit Moran. Après quoi on ferme le robinet du bas. On fait le plein et le nouveau gus est paré pour la manœuvre. Robot vivant ! La belle invention ! L’envoûtement ultramoderne qui ridiculise les sombres machinations de la Voisin ou de Cagliostro. Faut breveter ça, mes gueux ! Le standardiser ! Le commercialiser ; ça y est, je l’ai dit ! Commercialiser : le but de toute chose, le couronnement de chaque entreprise humaine. La fin des fins ! L’idéal absolu ! Le verbe se fait cher ! L’accomplissement magistral ! Commercialiser égale apothéose, couronnement, mission remplie, béatitude, gloire immortelle de nos haillons, allonzenfants-de-la-putride, pontification, pour la canonisation : en joue, feu ! On a tout commercialisé, le concret et l’abstrait, l’ancien et le nouveau testament, les besoins et les élans, la vie et la mort, le vice et la vertu, Roméo et Juliette, la nécessité de se torcher le dargif, l’enfantement, la vérole, l’idéal, le Petit Jésus, la chance, la pluie et le Bottin, la femme-à-barbe, le Stromboli, la folie, le caca, la pauvreté, le savoir, le trou du c…, l’art, la bêtise, le génie, la Bastille, Louis XVII, les épidémies, l’amitié, le cycle menstruel, les astres, l’enfer, les pavés et les bonnes intentions. Tout ! Tout, et les toutous aussi ! Et les camps dix rats thons ! Le monde n’est qu’une monstrueuse ardoise où les prix sont affichés. Le prix du meurtre, du coït, de la santé, de la viande avariée, de la maladie de foie, de la place au ciel, de l’honorabilité, de la feuille de laurier, le prix de la corne d’abondance, celui de la vache enragée, le prix du sang, le prix zunic, le prix du prix, tiens ! Ça me fait tellement tarter, ces réflexions, que je m’assoupis. Le temps, tout comme un conjoint, c’est dans un lit qu’on le trompe le mieux.

Son parfum de froid et d’eau de Cologne délicate me réveille plus que le bruit qu’elle a pu faire en pénétrant dans ma chambrette.

Elle porte un manteau de daim assez sport, avec un col et des poignets de vison. C’est beau, le vison, surtout quand il est vivant, en train de calcer sa visonne, si vous voulez mon avis.

— Comment te sens-tu, Édouard chéri ?

— Très bien, amour, très très bien.

— Dimitri est venu ?

— Venu et reparti… avec sa malle.

— Ça ne t’a pas été trop… heu… pénible ?

Elle m’embrasse. Sa bouche ? Un fruit. La comparaison est pompière, mais je suis à court.

— Pas du tout, assuré-je, tout le plaisir a été pour moi. Le lacet-fantôme, c’est mon vice !

Elle me contemple en hochant une tête miséricordieuse.

— Alors c’est aujourd’hui le grand jour ? attaqué-je gaillardement.

— Oui, dit Joan, et comme tous les grands jours, il commence tôt. Le temps de préparer mon laboratoire et je suis à toi, Édouard.

Nouveau baiser. D’accord, il fait partie du traitement, mais vous ne m’ôterez pas de l’esprit qu’elle y prend plaisir, ma belle savante. Elle a sa technique, moi j’ai la mienne. Si le magnéto-choc, le transformateur cérébral et autres joujoux de ce genre n’ont pas de secrets pour elle, faut reconnaître que son patient est imbattable question patins. Champion olympique, il est, San-A. dans la discipline bouche-cousue ! Roi de la menteuse fouineuse ! Recordman du monde de la capacité respiratoire. Un cas ! Un lot ! Une affaire ! Je me marre in petto en me disant que le boulot de Joan serait drôlement moins folâtre si elle avait à dépersonnaliser un Kroumir octogénaire. Je l’imagine aux prises avec un vieil académicien auquel elle voudrait faire croire qu’il, est un écrivain, par exemple.