Il se tait mais continue de me fixer intensément.
— As-tu une question à me poser ? murmure-t-il enfin.
Pas une : dix ! Cent ! Peut-être plus. Mais une force mystérieuse annihile ma volonté. En secret je me dis que je suis le commissaire San-Antonio. Que cet homme est un hypnotiseur formidable et qu’en fait, le traitement que je croyais avoir surmonté m’a bel et bien conditionné pour que ma volonté se soumette à celle de Samuel Polsky le moment venu.
OR, LE MOMENT EST VENU !
CHAPITRE VIII
LA MISSION
En haut des marches, le hall connaît un étranglement habilement bordé de grandes glaces destinées à réduire le passage tout en préservant la perspective. La foule des invités y stagne quelque peu, comme chaque fois qu’un « bouchon » se produit dans une circulation quelconque. Principe du barrage ! Ça fait comme lorsqu’un camion veut en doubler un autre sur la route des vacances : illico cinquante kilomètres de file d’attente se constituent. Vive la France éternelle, toujours à l’avant-garde de la recherche et du progrès !
— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je à Samu.
— Mesures de sécurité, Excellence, me chuchote-t-il. Les miroirs que nous longeons sont en réalité des écrans de détecteurs. De l’autre côté, la police examine comme à la radioscopie chaque personne qui passe pour s’assurer qu’elle n’a aucune arme sur elle. Rendez-vous compte, si un forcené parvenait à s’introduire dans une salle comportant un tel parterre ! À partir du cure-pipe, tout instrument est provisoirement confisqué.
Quelques instants de piétinements et c’est à notre tour (de rôle) de passer. Un orchestre de chambre, suspendu dans une nacelle de plexiglas, joue en sourdine un arrangement de l’internationale réalisée par Francis Lopez. Ici comme en bas, des colombes obstruées tournoient au-dessus des têtes. Féerique !
Nous atteignons les doubles portes tendues de peau de contractuels mort-nés sur lesquelles s’étale en lettres d’or la devise du Congrès : « De gustibus et coloribus non disputandum », ce qui signifie, je le précise aux légions d’ignares : « Si tu ne peux plus le faire, n’en dégoûte pas les autres. »
Des ouvreuses en blanc, coiffées d’une colombe empaillée et portant le rameau d’olivier en sautoir, prennent possession des arrivants.
— Orchestre ou mezzanine ? me demande la jolie blonde-un-peu-rousse chargée de m’assumer.
— Orchestre ! répond l’huissier.
Il s’incline vers moi.
— Mes respects, Excellence.
Ses yeux me torchonnent jusqu’au subconscient. À nouveau le tournoiement de la roue foraine. J’ai un bref titubement et baisse mes paupières pour me récupérer. Lorsque je les relève Samu a disparu.
Bien plus beau que la cérémonie d’ouverture des Jeux z’olympiques !
Renonçant à décorer la salle de drapeaux, on y a peint les couleurs fondamentales, en longues bandes verticales ; charge à chaque nation de reconstituer son pavillon (le mien étant un simple pavillon de banlieue, comme vous le savez). Les sièges sont des fauteuils genre capsule Apollo, à inclination citrouillée et à moelleur rentable. Ils sont disposés en éventail, face à une tribune immaculée ayant pour unique emblème une colombe et un colombin.
Que de glorieux personnages dans ce patelin, mes amis ! Tito Tito par ci, Hiro-Hito par-là. Nasser au troisième rang ! Le Prince Rainier sur un strapontin ! Le général de Gaulle dans un fauteuil à part surmonté d’un dais ! Messieurs Nixon et Kossyguine sur les genoux l’un de l’autre (alternativement) pour qu’aucun d’eux ne puisse bénéficier de quelque préséance par rapport à l’autre. Sa Santé Paul VI juste derrière Charles XI, entre le Pasteur Valéry-Radot et le grand rabbin de Vapeurh. Le roi Hussein sur un tabouret de bar. Maâme Gandhi fille dans un châle de Cachemire. Le roi Baudouin sur un prie-dieu. Le général Franco en train de faire craquer ses phalanges. Le prince Philippe Dédain-Bourre s’est fait représenter par sa femme, Madame Élisabeth Deux, et le négus par le vainqueur de service du dernier Marathon. Le professeur Barnard, du Cap, est venu en invité donneur et en voisin, puisqu’il avait justement un gala à Ottawa la veille. Bref, tout ce que l’univers compte de plus puissant, de plus célèbre, de plus majestueux, est réuni dans cette salle.
Je devrais en prendre plein mes châsses, comme disait une relique de mes relations. Et pourtant non, obéissant à sa consigne, je n’ai d’yeux que pour la montre de Samu. Pourquoi suis-je soumis à la volonté de cet homme, puisque je conserve une notion très nette de la réalité ?
Je pense, j’analyse même… Mais il y a dédoublement de ma personnalité. San-Antonio réfléchit. Édouard Moran s’apprête à agir. Envoûtement ? Lavage de cerveau ? Perturbation de mon psychisme ? Ou bien tout cela à la fois ?
San-Antonio, me dis-je, Polsky est doué d’un pouvoir hypnotique extraordinaire dont en ce moment tu fais les frais. À force de te bricoler l’entendement, on t’a rendu réceptif. Tu n’aurais jamais dû venir ici…
Mon vieil Édouard, me dis-je parallèlement, fais bien attention d’éviter une fausse manœuvre. Les chiffres de ta montre commencent déjà à pâlir. Lorsqu’ils seront effacés, prends la travée de droite… Je regarde à droite, délimite à l’avance le trajet que j’aurai à parcourir dans un moment… Le balise du regard. Sur l’accoudoir de mon siège est écrit « Petit Duché de Bésaubourg ». Tiens, j’avais pas reconnu le pavillon de ma voiture, ni consulté ma carte d’invitation. Maintenant ça me revient : le gros champignon rouge : l’emblème du Bésaubourg, ce minuscule état qui se situe, je vous le rappelle, entre le bois de Bandouillette et la pharmacie Nanhnacune.
Il y a d’étranges pointillés dans ma pensée. Mes idées se coordonnent mal et ces intervalles de blanc m’affolent. J’ai peur de faillir à mon devoir. Attendez : mon devoir… Qu’est-ce que c’est, le devoir ?
Écoute, San-Antonio, réagis ! On t’a médicamenté ; tu es un médium… Un médium docile dont Samu…
Ta montre, Édouard ! Ta montre… Les chiffres sont à peine visibles désormais. Bientôt ce sera blanc ! Merveilleux le blanc ! Si pur ! La paix est blanche ! La virginité ! Les colombes ! Les lys… Des roses aussi. Voici des roses blanches pour ma jolie maman… Cette chanson… Des roses ! Maman ! Félicie… Des roses blanches pour Félicie… Je les lui apporterai alors qu’elle se trouvera dans sa cuisine, accroupie devant sa cuisinière pour guetter un gratin en train de dorer…