Réagis, San-Antonio ! Félicie ! Tu es le fils de Félicie ! On t’a hypnotisé. Tu ne dois pas te soumettre !
Ça y est, on ne voit plus les chiffres. C’est blanc, même les aiguilles sont blanches. Le cadran de la montre ressemble à une grosse prunelle. Oui, à un œil… L’œil de Samuel Polsky ! Il m’ordonne quelque chose. Ah ! oui, je sais : il est l’heure !
L’HEURE « H ».
Faut te lever, Édouard-Tonio ! Allons, mon petit San-Moran, il est temps ! C’est blanc ! Polsky me parle. La travée de droite ? Oui, je sais… Je marche, le dos courbé pour ne pas gêner les gens devant lesquels je passe et qui, tout accaparés qu’ils sont par la cérémonie d’inauguration, ne me prêtent aucune attention. À la tribune il y a un vieillard qui doyenne d’âge avec des vibratos-trémolards dans la voix…
Je marche… La travée contourne la tribune. Je longe le bord de l’immense coupole vitrée. Au-delà, un paysage de neige, à l’infini. Un fleuve frangé de glaçons…
Tout est blanc ! Voici des roses blanches, toi qui les aimais tant ! chantonné-je intérieurement.
En bas de la coupole : la foule en liesse, les oriflammes, des pelouses déneigées où s’ébattent des enfants… Des enfants vêtus de fourrures blanches…
Voici des roses blanches, pour ma jolie maman…
Sont-ce les paroles exactes ? Je ne crois pas…
Ça y est, j’ai contourné l’immense estrade… Des gardes en grand uniforme de gardes vont et viennent d’une allure empesée. Le mur du fond, celui qu’on ne voit pas de la salle ! La lampe rouge. Deux cavités superposées… Allez, Édouard, allez, mon garçon, m’exhorte Samu. Agis, que diable ! Le temps presse, tout est en place… Je suis en liaison avec le cerveau de Samuel Polsky. Il n’a même pas besoin de me parler : je le pense. Entendez par là que ses idées à lui sont dans ma tête à moi ! Belle réussite, songe dans des touffeurs lointaines le résigné San-Antonio.
« Il va s’éloigner de la coupole. Éloigne-toi de la coupole, Édouard. C’est le moment d’ouvrir le dôme. Les enfants attendent ! Ne t’insurge plus. Fais ce que je te dis, ensuite tu te sentiras libéré. »
Pourquoi « les enfants attendent-ils » ? Ça, c’est le faiblard San-A. qui se tortille la question comme une papillote autour du cervelet. Pourquoi Samu vient-il de penser dans le flux d’ondes qu’il m’expédie : « LES ENFANTS ATTENDENT ? »
Attention, San-A. évite de penser. N’oublie pas qu’il est psychiquement relié à toi. Fais du blanc dans ton esprit pour mieux te récupérer. Un blanc de neige, c’est le plus sûr des isolants.
« Vite, le bouton, Édouard ! Le bouton marqué sky. Sky veut dire ciel. Tu donnes un quart de tour de clé à droite. Alors le dôme du palais futuriste s’écartera. Il s’ouvrira. Toi, tu t’approcheras de la tribune d’honneur. Tu n’auras plus qu’à attendre…
Seulement un obscur engourdissement me retient près de la paroi vitrée surplombant le paysage canadien.
Une extase. Les enfants ! Je regarde les enfants en fourrures blanches jouant sur la pelouse. Ils s’amusent avec des petits avions téléguidés auxquels sont accrochées de courtes banderoles portant le mot « PAX ».
Les enfants ! Les enfants… attendent ! Attendent quoi ? C’est vrai qu’ils regardent en direction du palais des Congrès… Ils laissent tournoyer les coucous au-dessus de leurs têtes.
PAX ! PAX ! PAX ! PAX !
Combien sont-ils ? Quatre, je crois bien.
Et cet homme chauve, là-bas, dont le pantalon noir dépasse d’une grosse pelisse de loup. Ce gros homme dont il me semble voir le regard et qui fixe le palais avec des jumelles. Cet homme est près du groupe des petits. Il me parle.
« Édouard, me dit-il, je t’ordonne d’actionner le bouton marqué sky. Tu m’entends bien ? Je te l’ordonne ! »
Dompté, frileux, rabougri, las à force de tension cérébrale, je m’arrache à la coupole. La clé d’acier… Je la prends au fond de ma poche. Tiens : je ne l’avais pas encore regardée. Où l’ai-je vue, déjà, cette petite clé ?
— Comment dites-vous, Samu ? Ça urge ? Oui, tout de suite ! J’ouvre, Samu. J’ouvre…
La clé tremble dans ma main. Où l’ai-je vue ? Ah ! j’y suis. C’est la clé qui sert à remonter notre vieille horloge à balancier, celle qui « vient du côté de m’man ! ». Oui, c’est la clé de l’horloge ! Mais alors, Félicie n’a pas d’heure… Félicie ! Félicie ! ! !
Un garde d’apparat apparaît. Il s’approche de moi, l’œil inquiet. Me prends le bras.
— Cela ne va pas, Excellence ? Son Excellence se sent souffrante ?
Clinggg ! fait la clé en tombant sur le sol. Le garde la ramasse.
— Son Excellence vient de perdre ceci !
Il me fourre la clé dans la main. Mes doigts inertes la laissent échapper de nouveau. Cette fois, le garde s’en saisit et la glisse dans la poche supérieure de ma redingote. Je m’abandonne à ses initiatives. Une aube s’épanouit dans les limbes de ma pensée. Je sens que le salut vient de cet homme, que sa volonté va supplanter l’autre volonté vénéneuse du dehors…
— Je pense qu’un peu d’air ferait du bien à son Excellence, car son Excellence est pâle. Si son Excellence veut bien s’appuyer à mon bras…
Cher garçon ! Il sent le drap neuf, le cuir, l’eau de toilette, le cheval, le Canada. Il est blond et rose. Il est grand et fort. Il est gentil. Il m’entraîne comme on emmène coucher un vieillard avant la fin d’un repas de famille. Je trottine, comme lorsque je serai octogénaire (si Dieu et ma patience le permettent).
Nous traversons la salle en longeant la coupole…
J’ai la volonté et la force de ne pas regarder à l’extérieur.
Le hall bruissant de murmures et de volètements. On prend le dévalator (et à travers).
— Son Excellence a laissé son manteau au vestiaire ?
Non, non ! Son Excellence n’avait pas de manteau.
Dehors l’air glacial me fait l’effet d’un seau d’eau dans la poire ! On arrache de mon esprit les mystérieux filaments qui le commandaient à distance… À distance, tout comme ces avions miniatures qui évoluent maintenant au-dessus de ma tête !
Libre ! Je pense nettement. Tout est clair. Samu a cessé de s’occuper de moi parce qu’il a des choses plus urgentes à faire.
— Vous vous sentez mieux, Excellence ?
— Parfaitement bien, merci, j’ai eu un léger étourdissement. Quelques pas me feront du bien…
Je m’élance en direction des pelouses. Les petits avions tentent de s’élever vers la coupole du palais, mais ils paraissent accablés par une pesanteur imprévue qui déjoue les calculs de leur constructeur. On dirait que je les attire. Ils montent un peu, pour perdre de l’altitude, en poids mort, au-dessus de ma tête. Je cours… Les petits avions s’éloignent du Palais pour me surplomber. Ils perdent de l’altitude progressivement. Ce sont des oiseaux de proie bariolés, des rapaces mécaniques qui fondent sur moi, prêts, je le sais, à me déchiqueter.
Ils planent à six mètres de ma tronche ! Non, à cinq mètres cinquante ! Je contourne l’angle sud-est du palais… La foule contenue par la police montée admire à distance les évolutions des petits zincs.
Voilà que je débouche sur la pelouse. Les gamins semblent passionnés par leur jeu. Le gros homme à la pelisse de loup s’éloigne de leur groupe à reculons, en leur criant :
— Plus haut ! Plus haut !
Les mômes s’escriment sur leur petit bloc de guidage, mais en vain. C’est moi que les avions miniaturisés intéressent. Moi qu’ils visent, ces bombardiers !