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Rob passa l’appel pendant que Jason continuait de presser l’insufflateur. Les urgences de Kiner répondirent aussitôt, la voix à l’autre bout du fil calme et claire. Kiner était un centre de traumatologie de niveau 1 — ce qu’on appelait parfois la Classe Présidentielle — paré pour ce genre d’éventualité. Ils s’y entraînaient cinq fois par an.

Une fois l’appel passé, il mesura le niveau de l’oxygène (bas, comme il s’y attendait) puis sortit le collier cervical et le plan dur orange de l’ambulance. D’autres véhicules de secours arrivaient sur les lieux, à présent. Le brouillard quant à lui avait commencé à se lever, exposant clairement l’ampleur du désastre.

Tout ça avec une seule voiture, pensa Rob. Qui pourrait le croire ?

« OK, dit Jason. Son état n’est peut-être pas stabilisé, mais c’est le mieux qu’on puisse faire. On l’embarque. »

Prenant bien soin de garder le plan dur parfaitement horizontal, ils l’installèrent sur le brancard de l’ambulance et l’attachèrent. Avec son visage livide et défiguré encadré par le collier cervical, elle ressemblait à une victime féminine rituelle dans un film d’horreur… sauf que ces femmes étaient toujours jeunes et nubiles alors que celle-ci devait avoir dans les quarante, cinquante ans. Trop âgée pour la chasse au boulot, on aurait pu croire, et Rob n’avait qu’à la regarder pour savoir qu’elle ne rechercherait plus jamais d’emploi. Ni ne remarcherait. Avec une chance fantastique, elle échapperait peut-être à la tétraplégie — en supposant qu’elle survive à tout ça —, mais Rob avait dans l’idée que la partie inférieure de son corps était morte.

Jason s’agenouilla, plaça un masque en plastique transparent sur sa bouche et son nez et ouvrit la bouteille d’oxygène en bout de brancard. Le masque s’embua : bon signe.

« Ensuite ? demanda Rob.

— Trouve une ampoule d’adrénaline dans tout le bordel qui a valdingué, ou prends-en une dans mon sac. J’avais réussi à avoir un bon pouls, mais il est en train de faiblir à nouveau. Ensuite démarre. Avec toutes ces blessures, c’est un miracle qu’elle soit encore en vie. »

Rob trouva une ampoule d’adrénaline sous une boîte de bandages renversée et la passa à Jason. Puis il claqua les portières arrière, courut au volant et démarra. Premiers sur les lieux d’une catastrophe signifiait premiers à l’hôpital. Ce qui augmenterait un tout petit peu les maigres chances de survie de cette dame. C’était malgré tout un trajet de quinze minutes, même avec le trafic fluide du matin, et il s’attendait à ce qu’elle soit morte avant leur arrivée à l’hôpital Ralph M. Kiner Memorial. Étant donné la gravité de ses blessures, c’était peut-être la meilleure issue.

Mais elle ne l’était pas.

À trois heures cette après-midi-là, soit bien après la fin de leur service, Rob et Jason, trop tendus pour même penser à rentrer chez eux, étaient encore dans la salle d’attente de la caserne 3, à regarder ESPN sans le son. Ils avaient fait huit allers-retours en tout, mais c’était cette femme qui avait été le pire.

« Elle s’appelle Martine Stover, finit par dire Jason. Elle est encore au bloc opératoire. J’ai appelé pendant que t’étais aux toilettes.

— Tu sais si elle va s’en sortir ?

— Non, mais ils lâchent pas l’affaire et c’est bon signe. Je suis sûr qu’elle cherchait un poste d’assistante de direction. J’ai fouillé dans son sac pour trouver une pièce d’identité — j’ai eu son groupe sanguin sur son permis de conduire — et je suis tombé sur tout un tas de références. Elle avait l’air bonne dans son domaine. Son dernier poste était à la Bank of America. Licenciement économique.

— Et si elle vit ? T’en penses quoi ? Juste les jambes ? »

Jason fixait la télé où des joueurs de basket se démenaient sur le terrain et resta silencieux un long moment. Puis :

« Si elle vit, elle sera tétraplégique.

— T’en es sûr ?

– À quatre-vingt-quinze pour cent. »

Une publicité pour de la bière apparut à l’écran. Des jeunes gens dansaient comme des fous dans un bar. Tout le monde s’amusait. Pour Martine Stover, finie la rigolade. Rob essaya d’imaginer ce qu’elle devrait endurer si elle s’en tirait. Passer le restant de ses jours dans un fauteuil électrique qu’elle déplacerait en soufflant dans un tube. Être nourrie de bouillies insipides ou par intraveineuses. Respiration assistée. Colostomie. La vie dans la quatrième dimension médicale.

« Christopher Reeve y est plutôt bien arrivé, reprit Jason comme s’il lisait dans ses pensées. Bon mental. Bon exemple. Il a gardé la tête haute. Je crois même qu’il a réalisé un film.

— Un peu qu’il a gardé la tête haute, dit Rob. Grâce à un collier cervical qu’il a jamais pu enlever. Et il est mort.

— Elle s’était mise sur son trente et un, dit Jason. Pantalon chic, pull de marque, chouette manteau. Elle essayait de reprendre sa vie en main. Et puis un connard se ramène et détruit tout.

— Ils l’ont eu ?

— Aux dernières nouvelles, non. Quand ils le choperont, j’espère qu’ils le pendront par les couilles. »

La nuit suivante, alors qu’ils conduisaient une victime d’AVC au Kiner Memorial, les deux coéquipiers allèrent s’enquérir de Martine Stover. Elle était en soins intensifs et présentait des signes d’augmentation de l’activité cérébrale qui indiquent une reprise de conscience imminente. Quand elle émergerait, quelqu’un devrait lui annoncer la mauvaise nouvelle : paralysie du torse et des quatre membres.

Rob Martin était content que ça ne soit pas à lui de le faire.

Et l’homme que la presse appelait le Tueur à la Mercedes courait toujours.

Z

JANVIER 2016

1

Un carreau se brise dans la poche de pantalon de Bill Hodges. Un bris de verre suivi d’un chœur de garçons claironnant : « Et c’est un HOME RUN[2] ! »

Hodges grimace et bondit de son siège. Le Dr Stamos est membre d’une cabale très prisée de quatre médecins et, ce lundi matin, la salle d’attente est pleine. Tout le monde se tourne vers Hodges. Il se sent rougir.

« Désolé, dit-il à la salle. C’est un texto.

— Et un texto très bruyant », fait remarquer une vieille dame aux cheveux blancs clairsemés avec des bajoues de beagle.

Hodges se sent comme un petit garçon devant elle, or il approche les soixante-quinze ans. Cela dit, elle s’y connaît en matière de convenances technologiques.

« Vous devriez baisser le volume dans des endroits publics comme celui-ci, ou mettre votre téléphone en silencieux.

— Vous avez raison, absolument. »

La vieille dame retourne à son livre de poche (Cinquante nuances de Grey, et, à en juger par l’aspect usé du machin, elle n’en est pas à sa première lecture). Hodges extirpe son iPhone de sa poche. Le message est de Pete Huntley, son ancien coéquipier du temps où il était flic. Pete s’apprête désormais à tirer sa révérence lui aussi, difficile à croire mais vrai. Fin de ronde, ils appellent ça, mais Hodges lui-même s’est découvert incapable de cesser de monter la garde. Il dirige maintenant une petite agence de deux employés appelée Finders Keepers[3]. Il se qualifie lui-même de dépisteur car il y a quelques années de cela, il s’est attiré de légers ennuis qui lui interdisent d’obtenir sa licence de détective privé. Dans cette ville, il te faut une caution. Mais il est bel et bien détective privé, du moins une partie du temps.

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2

Coup de circuit, au baseball.

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3

Littéralement : « Qui trouve garde ». Cf. Carnets noirs, deuxième tome de la trilogie Hodges.