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Kermit, appelle-moi. ASAP. Important.

Kermit est le premier prénom de Hodges mais il se fait souvent appeler par le deuxième : ça limite les blagues de grenouille au minimum. Cependant, Pete prend un malin plaisir à l’appeler Kermit, comme la marionnette. Trouve ça hilarant.

Hodges envisage de remettre le téléphone dans sa poche (après l’avoir mis en mode silencieux, s’il arrive à trouver son chemin jusqu’à la commande NE PAS DÉRANGER). Il va être appelé dans le bureau du Dr Stamos d’une minute à l’autre et il veut en avoir fini le plus vite possible avec cette entrevue. Comme la plupart des vieux gars qu’il connaît, il n’aime pas aller chez le médecin. Il a toujours peur qu’on lui diagnostique non pas quelque chose de grave, mais quelque chose de très grave. De plus, c’est pas comme s’il ne savait pas de quoi son ancien associé veut lui parler : la grosse fête de départ à la retraite de Pete le mois prochain. Ça se fera au Raintree Inn, du côté de l’aéroport. Même endroit que pour Hodges, mais cette fois, il a l’intention de boire beaucoup moins. Peut-être même pas du tout. Il avait des problèmes de boisson quand il était dans la police, c’est en partie pourquoi son mariage avait capoté, mais aujourd’hui il semble avoir perdu son goût pour l’alcool. C’est un soulagement. Une fois, il avait lu un livre de science-fiction intitulé The Moon Is a Harsh Mistress[4]. Il ne sait pas pour la lune mais il est prêt à témoigner devant la cour que le whisky est bien une maîtresse sans pitié, et il est fabriqué ici sur terre.

Il réfléchit, envisage de lui envoyer un texto, puis rejette l’idée et se lève. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

À en croire son badge, la femme derrière le bureau de la réception s’appelle Marlee. On lui donnerait dix-sept ans et elle lui adresse un sourire éclatant de pom-pom girl.

« Il est à vous dans un instant, monsieur Hodges, c’est promis. On est juste un tantinet en retard. C’est lundi, vous savez.

— Lundi, lundi, peut pas faire confiance au lundi[5]. »

Marlee a l’air perdu.

« Je sors juste une minute. J’ai un appel à passer.

— Entendu, répond Marlee. Restez devant la porte. Je vous ferai un grand signe si vous êtes encore dehors quand c’est à vous.

– Ça marche. » En chemin vers la porte, Hodges s’arrête près de la vieille dame. « Bon livre ? »

Elle lève les yeux.

« Non, mais c’est très vigoureux.

– À ce qu’il paraît. Vous avez vu le film ? »

Elle le dévisage, surprise et intéressée.

« Il y a un film  ?

— Oui. Vous devriez le voir. »

Pas que Hodges l’ait vu, même si Holly Gibney — jadis son assistante, à présent son associée —, fan enragée de cinéma depuis son enfance difficile, a essayé de l’y traîner. Deux fois. C’est Holly qui a mis la sonnerie verre brisé/home run sur son téléphone. Elle trouvait ça amusant. Hodges aussi… au début. Maintenant il trouve ça carrément chiant. Il ira voir sur Internet comment la changer. Il sait maintenant qu’on peut tout trouver sur Internet. Des trucs utiles. Des trucs intéressants. Des trucs drôles.

Et des trucs plus qu’horribles.

2

Le portable de Pete sonne deux fois, et son ancien coéquipier répond :

« Ici Huntley. »

Hodges enchaîne :

« Écoute-moi bien parce que tu pourrais être interrogé là-dessus plus tard. Oui, je viendrai à ta fête. Oui, je ferai quelques remarques après le repas, drôles mais pas grasses, et je porterai le premier toast. Oui, je sais, ton ex et ta copine actuelle seront toutes les deux là, mais non, à ma connaissance personne n’a engagé de strip-teaseuse. Et si quelqu’un l’a fait, c’est probablement Hal Corley, qui est un sombre idiot, et faudra que tu t’adresses à lu…

— Bill, arrête. C’est pas à propos de la fête. »

Hodges se tait aussitôt. Et pas seulement à cause du brouhaha derrière Pete : des voix de policiers, il le sait, même s’il ne sait pas ce qu’elles disent. Ce qui le stoppe net, c’est que Pete l’a appelé Bill, et ça, ça veut dire qu’il déconne pas. Les pensées de Hodges filent d’abord vers Corinne, son ex-femme, puis vers sa fille Alison, qui vit à San Francisco, et enfin vers Holly. Seigneur, s’il est arrivé quelque chose à Holly…

« C’est à propos de quoi, Pete ?

— Je suis sur les lieux de ce qui a tout l’air d’un meurtre-suicide. J’aimerais que tu viennes jeter un œil. Amène ton acolyte avec toi, si elle est disponible et disposée. Désolé de te dire ça, mais je pense qu’elle est un tout petit peu plus futée que toi. »

Ouf, aucun des siens. Les abdominaux de Hodges, contractés comme pour encaisser un coup, se relâchent. Mais la douleur constante qui l’a poussé à aller consulter le Dr Stamos est toujours là.

« Bien sûr qu’elle est plus futée que moi. Elle est plus jeune. Après soixante ans, tu commences à perdre des neurones par millions, un phénomène que tu pourras constater par toi-même d’ici deux ans. Pourquoi t’as besoin d’un vieux cheval de retour comme moi sur une scène de crime ?

— Parce que c’est probablement ma dernière enquête, parce que ça va faire la une des journaux, et parce que — t’emballes pas — oui, j’attache de l’importance à ton opinion. À celle de Gibney aussi. Et étrangement, vous avez tous les deux un lien avec l’affaire. C’est probablement une coïncidence mais j’en suis pas certain.

— Quel genre de lien ?

— Est-ce que le nom de Martine Stover te dit quelque chose ? »

Pendant un instant, non, puis ça fait tilt. Par un matin brumeux de 2009, au City Center du centre-ville, un malade mental du nom de Brady Hartsfield avait foncé dans une foule de demandeurs d’emploi au volant d’une Mercedes volée. Faisant huit morts et quinze blessés graves. Au cours de leur enquête, les inspecteurs K. William Hodges et Peter Huntley avaient interrogé un grand nombre de personnes présentes sur les lieux du drame, y compris les blessés qui avaient survécu. C’était avec Martine Stover qu’il avait été le plus difficile de parler, et pas seulement parce que son visage défiguré la rendait quasi impossible à comprendre de quiconque sauf de sa mère. Stover était paralysée à partir des épaules. Plus tard, Hartsfield avait écrit une lettre anonyme à Hodges. Il y qualifiait Stover de « juste une tête sur un piquet ». Ce qui rendait l’horrible plaisanterie particulièrement cruelle, c’était son noyau radioactif de vérité.

« J’ai du mal à imaginer une tétraplégique assassiner quelqu’un… sauf peut-être dans un épisode d’Esprits criminels. Je suppose donc que…

— C’est la mère, ouais. Elle a d’abord tué Stover avant de se tuer. Tu viens ? »

Hodges n’hésite pas une seule seconde.

« J’arrive. Je récupère Holly en chemin. C’est quoi l’adresse ?

— 1601 Hilltop Court. À Ridgedale. »

Ridgedale est une banlieue pavillonnaire située au nord de la ville, pas aussi aisée que Sugar Heights mais pas trop mal non plus.

« Je peux être là dans quarante minutes, en supposant que Holly soit au bureau. »

Elle y sera. Elle est presque toujours assise à sa table dès huit heures le matin, parfois même sept, et capable de rester jusqu’à ce que Hodges lui crie de rentrer chez elle, de se préparer à dîner et de regarder un film sur son ordi. C’est principalement grâce à Holly Gibney que Finders Keepers est dans le vert. C’est une reine de l’organisation, une magicienne de l’informatique et ce boulot, c’est toute sa vie. Plus Hodges et les Robinson, bien sûr. En particulier Jerome et Barbara. Et le jour où la maman de Jerome et Barbie l’avait nommée membre honoraire de la famille Robinson, Holly avait rayonné comme le soleil par une après-midi d’été. C’est une chose qu’elle fait plus souvent à présent, mais pas encore assez au goût de Hodges.

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4

Littéralement : La lune est une maîtresse sans pitié (Révolte sur la lune, roman de Robert A. Heinlein).

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5

Référence à la chanson Monday, Monday de The Mamas and the Papas.