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Après deux sonneries, FL répond avec un faux accent russe :

« Ici agent Zippitiriochki, kamarad. J’attends vos commandements.

— Vous n’avez pas été payé pour faire des mauvaises blagues. »

Silence au bout du fil. Puis :

« D’accord. Pas de blagues.

— On passe à l’étape suivante.

— On passera à l’étape suivante quand j’aurai le reste de mon argent.

— Vous l’aurez ce soir, et vous vous mettrez immédiatement au travail.

— Bien reçu, dit FL. Donnez-moi quelque chose de plus difficile la prochaine fois. »

Il n’y aura pas de prochaine fois, pense Z-Boy.

« Ne faites pas tout foirer.

— Y a pas de raison. Mais je travaille pas tant que j’ai pas vu le fric.

— Vous le verrez. »

Z-Boy coupe la communication, glisse le portable dans sa poche et quitte la chambre de Brady. Il repasse devant le bureau d’accueil et l’infirmière Rainier toujours absorbée par son ordinateur. Il abandonne son chariot dans le coin snack et traverse la passerelle. Il marche d’un pas élastique, comme un homme bien plus jeune.

Dans une heure ou deux, Rainier ou quelqu’un d’autre trouvera Brady Hartsfield soit avachi dans son fauteuil, soit écroulé par terre sur son Zappit. Personne n’en fera grand cas ; il s’est déjà évanoui plusieurs fois auparavant, et il finit toujours par se réveiller.

Le Dr Babineau prétend que ça fait partie du processus de réinitialisation, qu’à chaque fois que Hartsfield revient, son état s’est légèrement amélioré. Notre garçon va mieux, dit Babineau. On ne dirait pas quand on le voit comme ça, mais notre garçon va vraiment mieux.

Si tu savais, pense l’esprit occupant maintenant le corps de Bibli Al. Si tu savais, putain. Mais tu commences à piger, docteur B. Pas vrai ?

Mieux vaut tard que jamais.

24

« L’homme qui m’a crié dessus dans la rue avait tort, dit Barbara. Je l’ai cru parce que la voix m’a dit de le croire, mais il avait tort. »

Holly veut en savoir plus sur la voix du jeu vidéo, mais Barbara n’est peut-être pas encore tout à fait prête à parler de ça. Alors elle lui demande qui était cet homme, et ce qu’il lui a crié.

« Il m’a traité de blackish, comme dans la série télé. La série est drôle, mais dans la rue, c’est humiliant. C’est…

— Je connais la série, et je connais l’utilisation que certaines personnes font de ce mot.

— Mais je suis pas une fausse noire. Quand on est noir, on est noir. Même si on vit dans une belle maison et dans un beau quartier comme à Teaberry Lane. On est tous noirs, tout le temps. Tu crois que je sais pas comment on me regarde et comment on parle de moi à l’école ?

— Si, bien sûr que tu le sais, dit Holly, qui elle aussi se faisait regarder bizarrement et traiter de tous les noms en son temps (au lycée, un de ses surnoms était Charabiabia).

— Les profs parlent d’égalité des sexes et d’égalité raciale. Ils ont une politique de tolérance zéro et ils s’y tiennent — du moins la plupart, je crois —, mais dans les couloirs, n’importe qui peut repérer les élèves noires, les Chinoises qui sont là en échange scolaire et la fille musulmane, parce qu’on doit être à peine une vingtaine et qu’on est comme des grains de poivre au milieu d’une salière. »

La voilà qui s’emballe d’une voix révoltée et indignée mais également lasse.

« On m’invite à des soirées mais il y en a beaucoup auxquelles je suis pas invitée, et il y a que deux garçons qui m’ont proposé de sortir avec eux. L’un était blanc et tout le monde nous a regardés quand on est allés au cinéma, et par-derrière on nous a jeté du pop-corn sur la tête. J’imagine qu’au AMC 12, l’égalité raciale s’arrête quand les lumières s’éteignent. Et une fois, au foot ? J’étais là, je dribblais le long de la ligne de touche, j’avais un bon angle de tir, et j’entends un type blanc en polo de golf crier à sa fille, « Laisse pas passer l’Africaine ! » J’ai fait comme si j’avais rien entendu. J’ai vu la fille sourire et j’ai eu envie de la tacler, là, juste en face de son père, mais je l’ai pas fait. J’ai encaissé. Un autre fois quand j’étais en seconde, j’avais oublié mon livre d’anglais sur les gradins au déjeuner, et quand je suis allée le récupérer, quelqu’un avait laissé un mot dedans qui disait LA FIANCÉE À BUCKWHEAT[25]. Ça aussi, j’ai encaissé sans rien dire. Des fois, il se passe rien pendant plusieurs jours, parfois des semaines entières, et puis il y a un autre truc à encaisser. C’est pareil pour papa et maman, je le sais. Peut-être que c’est différent pour Jerome à Harvard mais je suis sûre que lui aussi, il doit encaisser sans rien dire, des fois. »

Holly lui presse la main mais ne dit rien.

« Je suis pas une blackish, mais c’est ce qu’a dit la voix, tout ça parce que j’ai pas grandi dans une HLM avec un père violent et une mère droguée. Parce que j’ai jamais mangé de gombo, et que je sais même pas ce que c’est, d’ailleurs. Parce que je dis Salut et pas Yo. Parce qu’à Lowtown ils sont pauvres et qu’à Teaberry Lane, on se débrouille bien. J’ai ma carte bancaire, mon chouette lycée, et Jerome va à Harvard mais… mais tu vois pas… Holly, tu vois pas que j’ai jamais…

— Que tu n’as jamais eu le choix, dit Holly. Tu es née où tu es née et tu es ce que tu es, pareil pour moi. Pareil pour tout le monde, en fait. Et à seize ans, on ne t’a jamais demandé de changer le monde, juste les draps de ton lit de temps en temps.

— Oui ! Et je sais que je devrais pas avoir honte de qui je suis, mais c’est la voix, c’est la voix qui m’a fait me sentir comme un parasite inutile, et elle est pas complètement partie. C’est comme si elle avait laissé une traînée de bave dans mon esprit. Parce que j’avais jamais été à Lowtown avant et c’est horrible là-bas, et comparée à eux, c’est vrai, je suis une privilégiée. Et j’ai peur que cette voix ne parte jamais et que ça me pourrisse la vie.

— Il faut que tu l’étrangles. »

Holly parle avec une certitude froide et détachée.

Barbara la regarde d’un air étonné.

Holly hoche la tête. « Oui. Il faut que tu étouffes cette voix jusqu’à ce qu’elle meure. C’est la première chose à faire. Si tu ne te prends pas en main, tu ne pourras pas aller mieux. Et si toi tu ne vas pas mieux, rien d’autre ne pourra aller mieux. »

Barbara dit :

« Je peux pas juste retourner au lycée et faire comme si Lowtown existait pas. Si je dois continuer à vivre, il faut que je fasse quelque chose. Jeune ou pas, il faut que je fasse quelque chose.

— Tu veux dire du bénévolat ?

— Je sais pas ce que je veux dire. Je sais pas ce qu’il y a pour les gosses comme moi. Mais je vais trouver. Et si ça veut dire y retourner, mes parents vont pas aimer. Il faut que tu m’aides avec eux, Holly. Je sais que c’est dur pour toi, mais s’il te plaît. Il faut que tu leur dises que je dois faire taire cette voix. Même si j’arrive pas à l’étouffer tout de suite, peut-être que je peux au moins essayer de la calmer.

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25

Buckwheat (« sarrasin » ou « blé noir » en français), ou Buck, est le personnage noir de la série télé Les Petites Canailles relatant les aventures d’une bande d’enfants pauvres.