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– Je vais en faire ma fille. Je n’ai pas d’épouse et peu de famille. Elle n’en a pas non plus. Ensemble nous serons peut-être heureux. Pour ma part, je ferai tout pour cela.

– Vous êtes jeune, mon fils. Vous vous marierez un jour.

– Non... non, jamais ! Prenez-moi pour un fou si vous le voulez, padre, mais j’ai vu mourir aujourd’hui la seule femme que j’aurais voulu aimer. Et j’espère seulement que, là où elle se trouve, Marie... Marie qu’il me semble connaître depuis toujours, me regarde en souriant.

Une cloche sonna au loin. Les portes de la ville se refermèrent sur les trois cavaliers et leur fragile fardeau. Dijon, confiante dans la solidité de ses remparts, se disposait à passer une nuit tranquille.

Le retour à la Croix d’Or avec un bébé de quelques jours prit la tournure d’un événement. Dame Bertille Huguet était toute dévouée à un client dont elle connaissait depuis longtemps l’extrême générosité et si l’arrivée soudaine d’un enfant tombé du ciel lui parut un peu bizarre, elle se garda bien de poser la moindre question. Elle s’attendrit au contraire sur le triste sort auquel avait été vouée cette toute petite fille, déclara qu’elle était déjà jolie comme un ange et la remit aux mains expertes d’une parente d’âge mûr, Léonarde, qui l’aidait à l’auberge et qui, comme toutes les vieilles filles, adorait s’occuper des petits enfants. Elle trouva dans ses coffres des langes et des brassières qui avaient appartenu à sa fille, dénicha même un berceau et installa le tout dans la chambre de Léonarde. En revanche, elle montra un peu de flottement quand Beltrami lui déclara qu’il lui fallait trouver d’urgence une nourrice acceptant de le suivre au-delà des Alpes et demanda à son époux de dénicher à n’importe quel prix une litière pour transporter le bébé et la nourrice.

– Est-ce que vous repartez déjà demain ? s’étonna le père Charruet.

– Bien sûr. J’entends mettre l’enfant en sûreté chez moi le plus vite possible et ne pas laisser à qui vous savez le temps de nous nuire.

– Mais... vos affaires ? Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez en route pour Paris afin d’y visiter le comptoir que vous y avez ?

– Le voyage n’avait rien d’urgent. Je l’avais entrepris surtout pour ne pas être à Florence pour les fêtes de Noël. C’est à ce moment qu’était mort mon père et ce souvenir m’est encore pénible. L’un de mes serviteurs, à qui je vais donner une lettre, conduira sans difficulté le chargement de draps fins jusqu’à notre maison de la rue des Lombards. Je ne garderai que Marino avec moi. Ce sera suffisant pour atteindre Marseille où m’attend ma caraque, la Santa Maria del Fiore qui nous mènera jusqu’à Livourne, un petit port de pêche qui appartient à Florence depuis une trentaine d’années...

– Un navire ? Seriez-vous aussi armateur ? Je vous croyais seulement fabricant de draps fins ?

– C’est en effet ce que nous sommes, nous autres qui pratiquons ce que l’on appelle chez nous l’arte di Calimala. Nous importons de l’étranger, principalement des Flandres et de l’Angleterre, des draps bruts qui sont remis sur le métier et transformés en ces draps fins, aussi souples et aussi doux que la soie, qui sont demandés à travers toute l’Europe. Mais mon père avait la passion de la mer. Nous avons donc deux navires, la Santa Maria et la Santa Maddalena, dont l’une sert à notre commerce et l’autre visite les côtes d’Afrique ou les échelles du Levant pour en rapporter des produits rares ou précieux... Plus pour satisfaire son goût de la beauté d’ailleurs que pour réaliser de grandes affaires. C’est du moins ce qu’il disait, ajouta Francesco avec un sourire, car la Santa Maddalena lui a parfois rapporté des trésors... Mais où allez-vous, padre ?

Le vieil homme s’était levé et se disposait à partir.

– Si je tarde davantage, dit-il, la porte du couvent du Petit-Clairvaux, où l’on me donne hospitalité, sera fermée et je...

Francesco alla vivement se placer entre lui et la sortie et, tendant les mains, enferma celles du prêtre dans leur solide étreinte :

– Pour cette nuit, je vous supplie d’accepter mon hospitalité à moi. Nous partagerons cette chambre...

– Mais...

– Par grâce, acceptez ! Je ne voudrais pas vous perdre déjà. Demain, je quitterai cette ville, peut-être pour n’y plus revenir. Il se peut que nous ne nous rencontrions plus en ce monde... et je voudrais que vous me parliez encore... d’elle !

– De... Marie ?

– J’ose à peine prononcer son nom et cependant, en un seul moment, elle s’est emparée de mon cœur, de ma vie... Restez ! D’ailleurs on va bientôt nous servir à souper.

On frappait à la porte en effet et, ce qui entra, ce fut une grande femme sèche dont le long nez pointu s’ornait d’une paire de lunettes qui lui conféraient une irrésistible ressemblance avec une cigogne. Derrière leurs verres cerclés d’acier, ses yeux bleus brillaient, pleins de vivacité. Au-dessus de son austère robe noire où était piqué un devantier immaculé, son visage marqué de grands plis verticaux n’avait pas plus d’âge que son corps maigre et plat. C’était cette Léonarde à laquelle dame Bertille avait confié l’enfant. Elle exécuta, en entrant, une sorte de demi-révérence assez désinvolte mais qu’elle accompagna d’un étirement de ses lèvres minces qui pouvait, avec beaucoup de bonne volonté, passer pour un sourire.

– Je suis venue vous dire que la petite fille s’est endormie, messire, et qu’elle semble en bonne santé en dépit du triste état où elle était réduite tout à l’heure.

– Je vous remercie d’en avoir pris soin, répondit Francesco qui, croyant que la femme souhaitait une récompense, mit la main à son escarcelle.

Elle l’arrêta d’un geste et d’un bref :

– Merci, il ne s’agit pas de cela !

– De quoi s’agit-il alors ?

– De ce qui va se passer demain. Dame Bertille m’a dit que vous comptiez repartir dans votre pays en emmenant cette pauvre petite. Au fait, quel est son nom ?

Francesco et le père Charruet se regardèrent, perplexes. Ni l’un ni l’autre n’y avait pensé jusque-là... Des larmes de honte montèrent aux yeux du vieil homme.

– Nous ne... savons pas. Nous ne savons même pas si elle est baptisée... Une enfant... trouvée...

Léonarde lui décocha un sourire moqueur qui était cette fois un vrai sourire, plein de gaieté et même d’espièglerie, ce qui sur elle était inattendu.

– Un saint homme comme vous ne devrait pas mentir, mon père. Quelque chose me dit que vous l’avez trouvée à l’hôpital de la Charité, ce petit ange... et qu’en bonne justice elle devrait s’appeler Marie... ou Jeanne ! Allons, ne faites pas cette mine ! Si je suis curieuse, je sais aussi tenir ma langue. Et ce qui s’est passé ce matin au Morimont était bien la chose la plus triste qui soit. Ces malheureux enfants...

– Comment avez-vous deviné ? demanda Francesco.

– J’ai suivi le procès. Oh ! pas à cause d’une curiosité qui eût été laide mais plutôt par compassion. Je souhaitais tellement qu’on leur laisse au moins la vie. Et j’ai vu souvent messire Charruet qui se donnait mille peines pour eux... Le rapprochement avec le bébé se faisait de lui-même.

Brusquement, Léonarde dont la voix s’était fêlée tira un vaste mouchoir de sa poche et se moucha vigoureusement.

– Laissons-les reposer en paix à présent et venons-en à ce que je suis venue dire ! Il vous faut une nourrice n’est-ce pas, messire ?

– En effet. Sinon il faudrait que j’emmène une chèvre.