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– Et moi, je ne suis pas certaine que cela lui fasse plaisir. Il a interdit les justices trop expéditives et mieux vaut ne pas risquer sa colère.

– Sa colère ? Pour ce rebut de l’humanité ? Tu n’oublies qu’une chose : c’est sa fortune qui a payé les assassins de Giuliano.

– Une fortune dont il ne disposait pas. Il était l’otage de Francesco Pazzi et c’est pourquoi je dis que seul le Magnifique peut décider de son sort. Vous entendez, vous autres ? ajouta-t-elle en élevant la voix. Nous allons, tous ensemble, conduire Carlo Pazzi au palais de la via Larga ! Soyez sûrs que notre prince vous sera bien plus reconnaissant d’un hommage vivant que d’un hommage mort.

Les cris de mécontentement qui s’étaient levés quand elle s’était jetée dans la bataille s’apaisaient de façon sensible. Elle parlait au nom du maître et ces gens croyaient savoir qu’elle en avait le droit. Elle obtint même quelques grognements approbateurs en ajoutant que, certainement, Lorenzo saurait les remercier. Mais les choses faillirent se gâter à nouveau quand elle demanda que Carlo fût hissé sur sa mule.

– Il a tenu jusqu’ici, il tiendra bien jusqu’au palais ! s’écria une sorte de colosse dont les bras nus portaient des bracelets de cuir et que sa tunique tachée de sang noirci classait dans la corporation des bouchers.

Fiora haussa les épaules :

– Alors, porte-le ! Tu es assez fort pour ça. Tu ne vois pas qu’il est à moitié mort ? Un cadavre ne te vaudra pas la plus petite pièce de monnaie.

Elle obtint gain de cause : Carlo fut jeté comme un paquet en travers du dos de la mule dont Fiora prit elle-même la bride. Elle savait que la partie serait difficile mais pour rien au monde, et même si elle devait y perdre l’amour de Lorenzo, elle n’abandonnerait à ces brutes l’étrange garçon qui s’était déclaré son ami quand la terre entière se liguait contre elle. A cet instant, Chiara ressortit de chez l’apothicaire et embrassa la scène d’un coup d’œil, mais Fiora ne lui laissa pas le temps de donner son avis.

– Emmène Khatoun chez toi, s’il te plaît ! demanda-t-elle doucement. J’irai vous rejoindre tout à l’heure.

– Tu ne remontes pas à Fiesole ?

– Non. Il faut que je voie Lorenzo avant.

Et elle reprit son chemin à la tête d’une foule désormais plus curieuse que vraiment excitée. Luca Tornabuoni marchait à côté d’elle, la mine boudeuse, et le boucher tenait l’autre flanc de la mule. Personne ne souffla mot jusqu’à ce qu’au détour d’une rue, la silhouette imposante et familière du palais Médicis apparût avec son appareillage d’énormes pierres et ses fenêtres cintrées. Alors qu’autrefois tout un chacun pouvait en franchir le seuil et pénétrer au moins jusqu’à la grande cour carrée, des gardes armés veillaient à présent au portail. La noble demeure devait à l’assassinat de Giuliano d’avoir perdu ce caractère aimable et bon enfant qui la rendait si attachante. Elle y avait gagné la sévérité hautaine que Fiora avait vue aux palais romains. Décidément, Florence avait beaucoup changé !

Bien entendu, les soldats croisèrent leurs lances à l’arrivée de cette foule sombre et vaguement menaçante. Ils ne les abaissèrent pas quand Luca Tornabuoni se fit reconnaître, mais Fiora réclama Savaglio et le capitaine des gardes apparut. Fidèle à son habitude, il était d’une humeur massacrante :

– Que se passe-t-il encore ? cria-t-il. J’ai déjà dit que je ne voulais plus d’attroupement devant cette maison. Dispersez-vous !

– Laisse-moi au moins entrer avec cette mule et ces deux hommes, lança Fiora. Je veux voir Monseigneur Lorenzo.

Le regard de Savaglio, vif et acéré, s’arrêta sur chacune des trois physionomies, puis sur le corps inerte :

– Ser Luca n’a pas besoin de permission pour voir son cousin et toi non plus, donna Fiora, mais les deux autres ne me semblent pas de ses familiers Et puis tous ceux-là ?

– Ils attendront sagement, mais moi je veux le voir seule à seul, insista la jeune femme. Est-il là ?

– Dans son cabinet. Je vais te conduire...

– Je veux y aller aussi ! s’écria Tornabuoni, et je ne vois pas pourquoi...

– Allons ! Honneur aux dames ! fit le chef des gardes dont le sourire de loup traduisait le peu d’estime qu’il éprouvait pour le jeune homme. Je suis certain que donna Fiora n’en a pas pour longtemps. Tu peux bien l’attendre un instant...

Tout en parlant, il tournait autour de la mule, cherchant à voir le visage de l’homme qu’elle transportait :

– Il est mort ?

– Non. Simplement évanoui, je pense, mais il faudrait peut-être lui donner quelques soins ? C’est Carlo Pazzi, messer Savaglio. Il arrivait tout juste de Rome quand il a été attaqué...

– Des soins, à un Pazzi ! Te rends-tu compte, Savaglio ?

Fiora s’approcha de Luca jusqu’à ce qu’il pût percevoir son souffle :

– Tout le monde, ici, sait que c’est un innocent, fit-elle entre ses dents. Souviens-toi quand même, Luca, que l’une des sœurs de Lorenzo est mariée à un Pazzi... et que celui-là n’a pas été inquiété. Lorenzo seul jugera celui-ci... et je m’inclinerai devant sa décision.

Sans attendre de réponse, elle se dirigea d’un pas rapide vers le raide escalier qui montait aux étages, tôt rejointe par un valet qui se chargea de l’annoncer, Savaglio ayant préféré, en dernier ressort, garder l’œil sur cette troupe qui ne lui inspirait visiblement aucune confiance.

Derrière le dos solennel du valet, Fiora parcourut des pièces dont la magnificence lui était familière. Elle connaissait depuis longtemps ces grandes tapisseries tissées d’or, ces meubles précieux dispersés en un désordre voulu sur d’épais tapis venus de Perse ou du lointain Cathay, ces dressoirs encombrés d’objets d’or, d’argent ou de vermeil, incrustés de pierres rares, tout ce luxe qu’une grande fortune et un goût sans défaut pouvaient réunir autour d’un homme. Elle pénétra enfin dans une pièce où de grandes armoires peintes, montant jusqu’au plafond armorié et doré, laissaient voir une profusion de livres reliés de cuir, de parchemin, de velours et même d’argent ciselé. A l’instant où elle y entrait, Lorenzo de Médicis en sortait si impétueusement qu’il faillit la jeter à terre. Il la retint, la serra un instant contre lui :

– Toi ? Quelle jolie surprise ! ... Attends-moi un instant, il faut que je voie ce que c’est que ce tumulte...

– Je viens justement t’en parler. Ce tumulte, c’est un peu moi. Viens voir !

Elle l’entraîna sur la galerie qui surplombait la cour et lui montra le petit groupe formé par Luca, la mule que Savaglio débarrassait de son chargement sans trop de douceur et le boucher.

– J’ai exigé de ton cousin et de la horde qu’il avait rassemblée pour égorger ce malheureux sur la tombe de Giuliano qu’il soit d’abord conduit vers toi.

– Il me semble le reconnaître, fit Lorenzo en plissant ses yeux myopes pour mieux voir. On dirait Carlo Pazzi, l’innocent ?

– C’est bien lui. Il arrivait de Rome en compagnie de Khatoun, mon ancienne esclave tartare que Catarina Sforza m’a rendue. Ton cousin et une bande de brutes avaient commencé à les mettre à mal quand je suis intervenue avec Chiara et deux valets. Khatoun, à cette heure, a été portée au palais Albizzi où on la soigne. A présent, il te reste à décider du sort de Carlo, mais je veux te prévenir que je ne supporterai pas qu’on lui fasse du mal.

Sans répondre, Lorenzo se pencha sur la balustrade et ordonna à son capitaine de faire monter le prisonnier. Puis il prit Fiora par le bras et la ramena jusqu’à la bibliothèque où il la fit asseoir près d’un grand vase d’améthyste serti de perles, la principale merveille de cette pièce.

– D’où connais-tu Carlo Pazzi ? demanda-t-il enfin, et sa voix incisive avait cette résonance métallique dont Fiora avait appris à se méfier.