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Qu’en restait-il, d’ailleurs, de ces fameux projets à cette heure où, assise à la table d’un aïeul détesté, elle n’en mangeait pas moins son pain ? La mort brutale d’un homme qui semblait tenir si peu de place dans l’esprit de sa femme – elle éludait chaque fois que le Grec tentait d’en savoir plus sur la maladie de Brévailles – serait-elle de nature à améliorer la situation ? Elle semblait parfaitement maîtresse d’elle-même et de cette maison où chacun lui obéissait sans faillir...

Le repas s’achevait sur d’exquises confitures accompagnées de belles tranches d’un boichet[v] qui embaumait, lorsque le vieil homme qui avait accueilli les voyageurs et devait être l’intendant reparut à l’entrée de la salle :

– Le maître, dit-il cérémonieusement, désirerait recevoir personnellement la jeune dame étrangère qui a ramené damoiselle Marguerite...

Et comme tous les autres convives se levaient d’un même mouvement, il ajouta :

– Il désire la voir seule !

– Montrez-moi le chemin, consentit Fiora. Je vous suis. Sans songer seulement à s’excuser auprès de son hôtesse mais avec une sorte de soulagement, elle quitta la table pour se diriger vers l’escalier. A son étonnement, au lieu de monter celui-ci vers l’étage supérieur, on le descendit. Derrière l’intendant, Fiora traversa la cour et pénétra dans le donjon. En dépit de la chaleur extérieure, une chape de froid et d’humidité lui tomba sur les épaules dès la porte franchie, mais elle y prit à peine garde car son esprit était agité de questions... De quelle maladie pouvait bien souffrir le seigneur de Brévailles pour qu’on l’installât dans ce donjon antique ?

Toujours précédée de son guide, elle gravit un étage et pénétra dans une salle ronde qui lui parut d’autant plus immense qu’elle était sombre et dégarnie de meubles à l’exception d’un lit isolé parmi des ombres denses et de deux ou trois tabourets. Mais le spectacle qui l’y attendait n’en était pas moins impressionnant : près d’une ouverture à peine plus large qu’une meurtrière, un homme barbu aux longs cheveux gris était assis dans une haute cathèdre de bois noir, une couverture sur les genoux et totalement immobile. Auprès de lui et presque aussi rigide, presque aussi âgé d’ailleurs, un homme d’armes se trouvait debout tenant d’une main un pennon voilé de noir et, de l’autre, une épée dégainée. Saisie, Fiora s’arrêta au seuil de la porte que l’intendant avait ouverte devant elle :

– Approchez ! intima une voix qui semblait émaner des profondeurs mêmes des fondations.

Fiora s’avança et, derrière elle, l’huis se referma sans bruit. Elle avançait comme dans un rêve. Etait-ce donc, là, cet aïeul dont elle avait juré la perte ? Il ne paraissait pas affaibli le moins du monde. Au contraire et bien que la lumière fût incertaine, ce que la barbe et les cheveux laissaient transparaître de son visage trahissait la santé... Machinalement, elle chercha, à sa ceinture, la dague que les plis de sa robe dissimulaient et s’arrêta à quelques pas des deux hommes...

– Approchez encore, dit Brévailles. Je vous vois mal ! Elle atteignit la tache de soleil que l’étroite ouverture plaquait sur le dallage au bout d’un rayon lumineux où dansaient des myriades de grains de poussière. Et resta là sans plus bouger, consciente de ce regard presque immobile qui la scrutait intensément...

– Justine a raison, dit le vieux seigneur comme pour lui-même, c’est étonnant...

Puis, sèchement, il ordonna :

– Va-t’en, Aubert !

La statue armée qui se tenait à son coude protesta :

– Vous voulez que je m’éloigne, seigneur ? Songez que je suis votre bras, votre force...

– J’estime n’avoir besoin ni de l’un ni de l’autre. Va ! Je te rappellerai plus tard...

– Etes-vous certain que vous n’aurez besoin de rien ?

– Je n’ai jamais besoin de rien et maintenant moins que jamais, dit le seigneur sans quitter Fiora des yeux. Il attendit que son écuyer ait franchi la porte puis reprit :

– Ainsi, c’est vous qui avez conduit jusqu’ici cette Marguerite que nous croyions perdue ? Où l’avez-vous trouvée ?

– A Dijon, enchaînée dans la cave de l’homme indigne qui était son père, à ce qu’il paraît. Il s’en est fallu de bien peu qu’elle ne soit à jamais perdue, en effet...

– Et lui ? J’ai cru comprendre qu’il est mort ? De quoi ?

– De peur ! D’avoir vu un fantôme...

– Étrange ! Je ne l’aurais jamais cru émotif à ce point ! Mais tout dépend, évidemment, du fantôme en question. Peut-être vous ressemblait-il ?

– Peut-être...

– C’est ce que je supposais... Vous venez de Florence, m’a-t-on dit ? Quel est votre nom ?

– Fiora... Fiora Beltrami. Je suis, en effet florentine...

Il y eut un silence que troublait seulement la respiration de ces deux êtres qui, du premier regard, s’étaient reconnus comme ennemis. Aucune courtoisie n’atténuait le ton agressif de leur voix. Les paroles tombaient, à la limite de l’insolence, de part et d’autre, tranchantes comme des couteaux. Un duel s’établit dès le premier abord entre ce vieil homme aussi rigide qu’une statue, appuyé sur le dossier de son siège, et cette belle jeune femme dressée en face de lui, refrénant de son mieux une instinctive aversion.

Brévailles émit un petit rire sec et reprit, plus mordant que jamais :

– Florentine ? Allons donc ! Vous êtes « leur » fille ! Croyez-vous que j’ignore ce qui s’est passé après l’exécution de ces deux misérables ? Avant que je ne le chasse d’ici, ce vieux fou d’Antoine Charruet avait eu le temps de tout raconter. Je sais qu’un marchand de Florence a ramassé le fruit désastreux de l’inceste et de l’adultère... Eh bien, vous ne dites plus rien ? C’est bien cela, n’est-ce pas ? J’ai deviné juste ?

– Je suis leur fille, en effet, et figurez-vous que j’en suis fière, parce qu’ils ont été des victimes avant tout : vos victimes ! C’est vous qui êtes la cause première du drame dont je suis issue...

– Moi ? Vous osez ? ...

– Oui, j’ose et plus encore ! Rien ne serait arrivé d’irrémédiable si, quand vous vous êtes aperçu de ces liens trop tendres noués entre Marie et Jean, vous aviez choisi pour elle un autre époux que ce du Hamel. Mariée à un homme jeune, aimable et amoureux, elle aurait oublié son frère. Mais vous avez préféré le pire – et pourquoi ? Parce qu’il était riche ? Malheureusement c’était un monstre ignoble qui n’aura jamais su que martyriser sa femme tout comme il a martyrisé sa fille...

– J’ai pris le premier parti convenable qui s’est présenté. On commençait à jaser sur...

– Jean et Marie ? Vous ne parvenez même pas, encore aujourd’hui, à prononcer leurs noms, n’est-ce pas ? Ils vous empoisonnent la bouche ? Quant à la fortune de du Hamel, vous allez pouvoir la revendiquer à présent que vous avez Marguerite ! Car elle est en droit d’y prétendre ! Cependant, je ne crois pas – et c’est tant mieux ! – que vous en profiterez longtemps...

Il eut un ricanement déplaisant :

– Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? En tout cas, vous n’êtes guère logique. Vous me haïssez, n’est-ce pas ? Alors pourquoi avoir mené céans Marguerite et son héritage ?

– Parce que après tant d’années d’oppression et de souffrance, elle a bien droit à un légitime bonheur et j’espère qu’elle le trouvera auprès de sa grand-mère. Quant à vous...

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Ancien nom du pain d’épice.