– C’est la Maison aux Piliers, expliqua Démétrios. C’est là que se tiennent les échevins. La Seigneurie, en quelque sorte. On appelle cette place la Grève. Il y a là un monde de négociants, de portefaix, de bateliers, de cabaretiers même qui viennent s’approvisionner en vin aux tonneaux que tu vois sur la berge auprès de ces tas de foin. C’est le lieu le plus animé de Paris, celui des réjouissances... et des exécutions aussi, hélas !
– Seigneur que cela sent mauvais ! protesta Fiora en se bouchant les narines.
– Cela provient des tanneries que tu peux voir de ce côté, mais il y a aussi, tout près d’ici, la Grande Boucherie. Néanmoins je te trouve bien difficile tout à coup. Au cœur actif de Florence, cela ne sent pas non plus la rose. Les dames délicates emploient les pommes de senteur ici comme là-bas. Je t’en offrirai une...
On plongea enfin dans un lacis de rues étroites, rendues obscures par les grands toits des maisons en encorbellement qui les bordaient et se rejoignaient presque. En dépit du caniveau creusé au milieu des pavés, des ordures y stagnaient mais, par les fenêtres ouvertes, les relents de cuisine luttaient victorieusement contre ceux des détritus.
La vision séduisante de la rue des Lombards réconforta un peu Fiora. Ses maisons arborant toutes de belles enseignes colorées appartenaient en grande partie à des commerçants gênois, milanais, vénitiens et florentins qui s’occupaient de banque, de change ou même d’usure mais qui, en général, étaient riches. L’aspect de leurs maisons s’en ressentait.
Le comptoir d’Agnolo Nardi, frère de lait de Francesco Beltrami et son représentant pour la France septentrionale, s’élevait à l’angle de la rue des Lombards et de la Grande rue Saint-Martin, presque en face du portail de l’église Saint-Merri. C’était une grande et belle demeure dont les trois pignons alignés recouvraient tout à la fois le logis du maître, le dépôt de draps fins et une banque. Le double commerce était à l’exemple de ce qu’avait créé Beltrami à Florence. Les bâtiments étaient soigneusement entretenus et, sur les toits pointus, deux girouettes rouges, telles les langues d’animaux fabuleux, encadraient un fleuron doré du plus bel effet. Les fenêtres largement ouvertes sur la fraîcheur du soir montraient de beaux plafonds aux poutres peintes et enluminées. Enfin, derrière la triple maison, un petit jardin clos de murs la séparait de celle d’un joaillier dont les ouvertures donnaient sur la rue de la Vieille-Courroierie, ce qui assurait à ce petit enclos une tranquillité absolue.
Agnolo Nardi n’était pas tout à fait un inconnu pour Fiora et Léonarde. Elles l’avaient rencontré sept ans plus tôt au cours de la visite qu’il avait faite à sa maison mère et elles en avaient conservé le souvenir d’un petit homme rond, brun comme une châtaigne, vif et gai, ami de la bonne chère comme du bon vin. Un personnage en somme aimable et attachant dont Beltrami vantait tout à la fois la générosité, l’honnêteté et l’habileté en affaires.
Depuis, elles avaient appris son mariage avec une jeune Parisienne, fille d’un des meilleurs drapiers de la ville dont le nom, Agnelle Perrin, les avait beaucoup amusées. Ainsi l’agneau[vi] avait trouvé son complément naturel et l’on pouvait espérer qu’il trouverait du même coup son bonheur.
Elles n’en doutèrent plus quand, à peine descendues de cheval, elles le virent accourir, exactement semblable à l’image qu’elles en avaient gardée, ses petits bras courts et dodus grands ouverts avec sur sa bonne figure un sourire qui l’illuminait littéralement :
– Donna Fiora et donna Léonarda ! Enfin vous voilà ! Vous n’imaginez pas comme j’étais en peine de vous ! Je craignais qu’il ne vous fût advenu quelque mauvaise aventure !
Il les embrassa toutes les deux avec l’effusion d’un frère qui retrouve ses sœurs.
– Tu nous as reconnues ? s’étonna Fiora, retrouvant instinctivement et avec plaisir la langue toscane et le tutoiement florentin.
– C’est surtout donna Léonarda que j’ai reconnue. Toi, donna Fiora, tu as beaucoup changé. Par Santa Reparata, patronne de notre chère ville, tu es assurément la plus jolie des Florentines !
Et il en profita pour la réembrasser deux ou trois fois avec un plaisir enfantin.
– Est-ce que vous nous attendiez ? demanda Léonarde.
– Bien sûr et depuis longtemps déjà ! Messer Donati, qui gère à présent les affaires de notre pauvre Francesco, m’a fait tenir un message accompagné d’une lettre de Mgr Lorenzo dont j’ai été fort honoré...
Puis se tournant vers Démétrios qu’il salua courtoisement :
– Messer Lascaris, soyez le bienvenu dans ma modeste maison, vous et votre écuyer.
Agnelle accourait à son tour, ramassant à pleines mains ses jupes de cendal safrané qui bruissaient joliment. Elle formait avec son époux un couple assez peu ordinaire : aussi blonde qu’il était brun, pas plus grande que lui et aussi ronde, elle avait un joli teint un peu doré et ressemblait tout à fait à un pot de miel. Son charmant visage dont les prunelles possédaient le joli bleu des fleurs de lin resplendissait de santé et de belle humeur. Elle embrassa Fiora comme si elle eût été sa petite sœur – elle était nettement plus jeune que son époux – et Léonarde avec une nuance de respect qui séduisit la vieille demoiselle...
– A quoi pense maître Agnolo de vous tenir là, dans la rue, sous les yeux de toutes les commères du quartier, au lieu de vous faire entrer chez nous ! Venez, venez ! Vous avez grand besoin d’un bon repas, d’un grand repos et nous ne ferons la fête que demain seulement.
– La fête ? dit Fiora. Mais pourquoi ?
– Pour vous, voyons ! Ne faut-il pas célébrer votre arrivée ? Voilà des jours et des jours que nous vous attendons !
– Nous avions des affaires à régler en Bourgogne, dit Fiora, et cela nous a retenus plus longtemps que nous ne l’aurions souhaité sans doute. Et puis, nous ignorions que vous nous attendiez.
– Avec impatience ! Et nous avons tremblé pour vous. Messer Donati et le seigneur de Médicis ont bien expliqué, dans leurs lettres, les terribles malheurs qui se sont abattus sur vous. Nous ne souhaitons qu’une chose : vous aider...
Ayant ainsi parlé, Agnelle prit ses invitées chacune par un bras, les entraîna vers l’escalier menant aux étages et d’abord à la pièce principale. L’intérieur de la maison ressemblait à l’hôtesse : frais, élégant et d’une propreté flamande. La salle avec sa haute cheminée ornée de statues de saints, sa longue tapisserie à personnages dont était revêtu tout le mur faisant face aux fenêtres, ses dressoirs surchargés de pimpantes majoliques italiennes, de verres dorés et colorés de Venise et de belle argenterie, était digne de celle d’un château. Les sièges de chêne sculpté s’adoucissaient de coussins de velours incarnat bien gonflés de duvet et ornés de franges de soie. De hauts candélabres de bronze supportaient des chandelles de cire blanche et, devant la cheminée sans feu, un brasero en cuivre empli de giroflées et de pivoines blanches apportait une senteur exquise qui évoquait le jardin. Quant aux servantes, vêtues de toile bleue fraîchement repassée, leurs coiffes et leurs devantiers bien nets semblaient tout juste sortis d’une armoire.
Raffinement suprême, la maison possédait une petite salle pour le bain abondamment garnie de brocs, de cuvettes et d’un vaste baquet. Fiora s’y trempa avec délices dans une eau à peine tiède et retrouva la douceur, perdue depuis des mois, des merveilleux savons vénitiens. Deux servantes lui prodiguèrent leurs soins avec un enthousiasme évident mais qui diminua beaucoup quand, après Fiora, elles eurent à s’occuper de Léonarde. Pendant ce temps, enveloppée dans un drap et chaussée de socques légères, Fiora sortait dans le jardin sur lequel ouvrait l’étuve pour rentrer dans la maison par la porte de derrière et remonter dans sa chambre, quand elle se trouva nez à nez avec un jeune homme simplement vêtu de ses chausses et d’un pot de basilic en fleur qu’il serrait tendrement sur sa poitrine. La surprise que la vue inopinée de Fiora lui causa fut si forte qu’il en lâcha son pot. Celui-ci s’écrasa sans que le jeune homme parût autrement s’en soucier. Pétrifié sur place il semblait en extase mais réussit tout de même à articuler :