Выбрать главу

– 39 –

Malgré son salaire élevé, Tankado se déplaçait sur une vieille mobylette et se préparait des gamelles qu’il mangeait seul dans son bureau, plutôt que de se joindre au reste de l’équipe pour déguster une côte de bœuf et une vichyssoise à la cafétéria.

Ses collègues l’admiraient. Tankado était réellement un génie de l’informatique – le plus créatif de tous. Un homme aimable, honnête, posé et d’une éthique irréprochable. L’intégrité morale était, pour lui, la première des vertus ; le traumatisme fut d’autant plus grand lorsqu’il fut renvoyé de la NSA et expulsé des États-Unis.

Comme tous les employés de la Crypto qui travaillaient à la mise au point de TRANSLTR, Tankado avait cru comprendre qu’en cas de réussite la machine servirait à déchiffrer uniquement les mails pour lesquels le ministère de la Justice donnerait son feu vert. L’usage de TRANSLTR par la NSA serait réglementé, de la même manière que le FBI avait besoin de l’accord d’une cour fédérale pour mettre en place une écoute téléphonique. TRANSLTR devait être équipée d’un portail de sécurité, afin que son accès soit limité. Pour décoder un fichier, le programme demanderait un mot de passe, détenu par la Réserve fédérale et le ministère de la Justice. Cela afin d’empêcher la NSA d’accéder impunément aux communications personnelles des citoyens honnêtes de la planète.

Toutefois, quand vint le moment d’inclure cette sécurité dans TRANSLTR, on fit savoir à l’équipe des programmeurs qu’il y avait un changement de plan. Dans la lutte contre le terrorisme, déjouer un attentat était bien souvent une course contre la montre. Pour cette raison, l’accès à TRANSLTR ne serait pas verrouillé et son utilisation ne serait subordonnée à aucun autre organisme que la NSA.

Ensei Tankado fut indigné. Cela signifiait que l’agence pourrait consulter les mails de n’importe qui, sans que la personne concernée en sache jamais rien. C’était comme si chaque téléphone dans le monde contenait un mouchard.

Strathmore tenta de convaincre le Japonais que TRANSLTR

avait pour unique vocation de combattre le mal, mais en vain.

Tankado n’en démordait pas : c’était une violation

fondamentale des droits civils. Il démissionna sur-le-champ.

– 40 –

Quelques heures plus tard, il violait son serment de confidentialité en tentant d’alerter l’Electronic Frontier Foundation. Tankado était décidé à provoquer un choc mondial, en dévoilant l’existence d’une machine secrète qui exposait les utilisateurs de mails du monde entier à l’inqualifiable perfidie du gouvernement américain. La NSA n’avait plus le choix. Il fallait agir.

Tankado, dont l’arrestation et l’expulsion furent largement commentées sur les forums de discussion du Web, fit l’objet d’un lynchage médiatique éhonté. Contre l’avis de Strathmore, les analystes de la NSA – effrayés à l’idée que Tankado révèle l’existence de TRANSLTR – firent courir des rumeurs qui décrédibilisèrent totalement le mathématicien. Après cela, plus aucune société d’informatique ne voulut avoir affaire à lui.

Comment faire confiance à un infirme japonais accusé d’espionnage qui, pour sa défense, propageait des allégations absurdes sur la mise au point par le gouvernement américain d’un super-ordinateur de décryptage ?

Le plus curieux dans toute cette histoire, c’est que Tankado semblait accepter la situation ; fausses rumeurs et mensonges étaient les armes préférées du monde du renseignement. Il ne montrait pas de colère, mais une farouche détermination. Au moment de quitter le territoire américain, sous escorte, Tankado adressa ces derniers mots à Strathmore sur un ton glacial : « Tout individu a le droit d’avoir ses secrets. Grâce à moi, un jour, ce sera possible. »

7.

Les pensées se bousculaient dans l’esprit de Susan. Ensei Tankado avait donc inventé un algorithme de chiffrement inviolable ! Elle n’arrivait pas à y croire.

– 41 –

— » Forteresse Digitale », lâcha Strathmore. C’est le nom qu’il lui a donné. L’arme absolue contre l’espionnage. Si ce programme se retrouve sur le marché, n’importe quel gamin muni d’un modem pourra envoyer des messages cryptés que la NSA ne pourra jamais lire. Notre capacité de renseignement sera alors amputée des deux bras.

Mais Susan n’en était pas encore à envisager les implications politiques de Forteresse Digitale. Pour l’heure, elle ne parvenait même pas à en admettre l’existence... Toute sa vie, elle avait cassé des codes, en affirmant qu’aucun d’entre eux n’était inviolable. Il n’existait pas de code tout-puissant – le principe de Bergofsky ! Elle était comme une athée se retrouvant soudain nez à nez avec Dieu.

— Si cet algorithme sort, murmura-t-elle, la cryptologie deviendra une science morte.

— Et c’est là le moindre de nos problèmes.

— On ne peut pas acheter Tankado ? Je sais qu’il nous déteste, mais si on lui offrait quelques millions de dollars... Ça pourrait peut-être le convaincre ?

— Quelques millions ? gloussa Strathmore. Avez-vous une vague idée de la valeur marchande de son invention ? Toutes les nations seront prêtes à vider leurs réserves d’or pour l’acquérir.

Vous me voyez annoncer au Président que nous continuons à intercepter des missives des Irakiens, mais que nous sommes incapables de les décoder ? C’est tout le renseignement qui va en pâtir, pas seulement la NSA. Tout le monde s’appuie sur notre travail – le FBI, la CIA, la DEA... ils vont tous devenir aveugles. Les cartels de la drogue vont pouvoir s’en donner à cœur joie, envoyer leur marchandise où bon leur semble, les multinationales expédier leurs capitaux vers les paradis fiscaux sans payer le moindre impôt, les terroristes chatter sur le net dans la plus stricte intimité – ce sera le chaos !

— Et le jour de gloire de l’EFF..., conclut Susan, pâle.

— L’EFF ne soupçonne pas le travail que nous accomplissons, lâcha Strathmore avec dégoût. S’ils savaient le nombre d’attaques terroristes que nous avons pu déjouer grâce au décryptage, ils changeraient de disque.

– 42 –

Susan était de cet avis. Mais il fallait être réaliste. Jamais l’EFF ne connaîtrait l’importance stratégique de TRANSLTR.

Grâce à cette machine, des dizaines d’attaques avaient été contrecarrées, mais toutes ces informations étaient classées secret-défense et ne seraient jamais divulguées. La raison en était simple : éviter la panique de la population. Comment réagirait le citoyen américain s’il apprenait qu’en une seule année il avait échappé de justesse à deux attaques nucléaires que préparaient des groupes extrémistes établis dans le pays ?