— Aucune idée. Nous étions déjà partis...
— Partis comme des voleurs, vous voulez dire, lança Becker avec aigreur.
Rocío le regarda droit dans les yeux.
— Nous n’avons pas volé cette bague. L’homme était sur le point de mourir. Ses intentions étaient claires. Nous avons exaucé la dernière volonté d’un mourant.
Becker se radoucit. Rocío avait raison. Sans doute aurait-il réagi pareillement.
— Mais vous avez refilé aussitôt la bague à une gamine ?
— Je vous l’ai dit. Cet anneau ne me disait rien qui vaille. La fille avait plein de bijoux sur elle. Je me suis dit que ça lui plairait.
— Et ça ne lui a pas paru bizarre. Que vous lui donniez, comme ça, une bague ?
— Non. Je lui ai dit que je l’avais trouvée sur la place. Je pensais qu’elle allait me proposer de me l’acheter, mais elle ne l’a pas fait. Au fond, je m’en fichais. Tout ce que je voulais, c’était m’en débarrasser.
— Quand cela s’est-il passé ?
— Cet après-midi. Environ une heure après la mort du type.
Becker regarda sa montre : 23 h 48. Cela faisait huit heures... Qu’est-ce que je fiche ici ? Je devrais être dans les Smoky Mountains avec Susan... Il poussa un soupir et posa la seule question qui lui venait encore à l’esprit.
— A quoi ressemblait la fille ?
— Era una punky, répondit Rocío.
Becker lui jeta un regard interloqué.
— Una punky ?
— Sí. Une punk, confirma-t-elle dans un anglais rugueux, avant de revenir à l’espagnol. Mucha bisutería. Des breloques
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partout. Avec une boucle d’oreille bizarre d’un seul côté. Une tête de mort, je crois.
— Il y a des punks à Séville ?
Rocío lui lança un sourire.
— ¡ Todo bajo el sol !
Tout sous le soleil ! C’était la devise de l’office du tourisme de Séville.
— Elle vous a dit son nom ?
— Non.
— Ni où elle allait ?
— Non. Elle parlait mal espagnol.
— Une étrangère ?
— Oui. Anglaise, je pense. Elle avait une coupe hérisson de trois couleurs – rouge, blanc et bleu.
Becker grimaça en songeant à cette image.
— Elle était peut-être américaine, avança-t-il.
— Je ne crois pas. Je crois avoir vu sur son teeshirt le drapeau anglais.
Becker acquiesça en silence.
— O.K. Des cheveux rouge, blanc et bleu, l’Union Jack sur le tee-shirt et un pendentif d’oreille en forme de crâne. Autre chose ?
— Non. Une punk normale, quoi !
Une punk « normale » ? Becker venait d’un monde où les adolescents portaient des pulls à col en V et des cheveux coupés en brosse – les us et coutumes chez les punks étaient, pour lui, une terra incognita.
— Vous ne vous rappelez vraiment rien d’autre ? insista-t-il.
Rocío réfléchit un instant.
— Non, désolée.
À cet instant, le lit émit des craquements. Le client de Rocío déplaçait son poids d’une fesse à l’autre, commençant à avoir des crampes. Becker se tourna vers lui et lui dit dans un allemand irréprochable :
— Noch was ? Quelque chose à ajouter ? Un détail qui pourrait m’aider à retrouver cette fille ?
Il y eut un silence pesant, comme si le colosse voulait dire quelque chose, mais ne trouvait pas les mots. Sa lèvre inférieure
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tremblota un moment, et enfin il se lança – quelques mots prononcés en anglais, mais avec un tel accent guttural qu’ils en étaient à peine compréhensibles :
— Fock off und die.
Becker en resta bouche bée.
— Je vous demande pardon ?
— Fock off und die.
L’homme avait répété l’injure, en posant sa main gauche autour de son avant-bras droit – une imitation grossière du
« vaffanculo » italien ?
Becker était trop épuisé pour s’en offenser.
Va te faire foutre et crève ? La poule mouillée aurait-elle des dents ? Becker se retourna vers Rocío et commenta en espagnol.
— J’en conclus que j’ai suffisamment abusé de votre hospitalité.
— Ne vous souciez pas de lui, répondit-elle en riant. Il est juste un peu frustré. Mais il va bientôt avoir ce qu’il désire.
Elle rejeta ses cheveux en arrière et lui lança un clin d’œil.
— Pour la dernière fois... rien d’autre ne vous vient à l’esprit ? demanda Becker.
Rocío secoua la tête.
— Non, je vous ai tout dit. Mais vous ne la retrouverez jamais. Séville est une grande ville, et pleine de faux-semblants.
— Je dois faire tout mon possible.
Une question de sécurité nationale, a dit Strathmore...
— Si vous en avez assez de chercher, revenez me voir ce soir, dit Rocío en regardant l’enveloppe dans la poche de Becker.
Mon ami sera endormi à coup sûr. Frappez tout doucement. Je nous trouverai une autre chambre. Et je vous montrerai un aspect de l’Espagne que vous n’êtes pas près d’oublier, annonça-t-elle, mutine.
Becker lui retourna un sourire poli.
— Je vais vous laisser.
Il présenta ses excuses à l’Allemand pour avoir perturbé sa soirée. Le géant sourit timidement.
— Keine Ursache.
Becker se dirigea vers la porte. « Pas de problème » ? Et le
« fuck off and die ! » alors ?
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36.
« Annulation manuelle » ? Susan regardait son écran, stupéfaite. Elle n’avait tapé aucune commande d’arrêt – du moins pas intentionnellement. Aurait-elle entré une mauvaise instruction par mégarde ?
— Non... impossible, murmura-t-elle.
A en croire le relevé, l’interruption datait d’à peine vingt minutes. Et la seule manip qu’elle avait faite sur son clavier depuis la dernière demi-heure, c’était d’entrer son code pour bloquer l’écran avant de rejoindre le commandant. Le mot de passe ne pouvait pas avoir été interprété comme une demande d’annulation. C’était absurde. Tout en sachant que c’était inutile, Susan consulta l’historique de ScreenLock pour s’assurer qu’elle avait entré le bon code. Ce qui, bien sûr, était le cas.
— Alors quand ? demanda-t-elle avec colère. Quand y a-t-il eu une annulation manuelle ?
Susan, en pestant intérieurement, ferma la fenêtre de ScreenLock. Mais un détail attira son regard au moment où l’historique disparut de l’écran. Elle ouvrit à nouveau le dossier et explora les données. Étrange... Il y avait bien une commande de « blocage d’écran » à l’heure où elle avait quitté le Nodal 3, mais celle du « déblocage » était aberrante ; les deux entrées étaient espacées d’à peine une minute. Or, sa conversation avec Strathmore avait duré bien plus longtemps.
Susan fit défiler la page. Ce qu’elle vit la laissa sans voix.
Trois minutes plus tard, une seconde fermeture/ouverture apparaissait. Quelqu’un avait donc débloqué son écran pendant son absence.
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La seule personne présente était Greg Hale, et elle était certaine de ne lui avoir jamais communiqué son code personnel.
Suivant la procédure classique, Susan avait choisi son code de façon purement aléatoire et ne l’avait écrit nulle part. Que Hale ait pu deviner la combinaison alphanumérique à cinq caractères était inconcevable – il y avait trente-six puissance cinq possibilités, c’est-à-dire plus de soixante millions de combinaisons possibles !