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Le centre n’avait rien de réellement spectaculaire. De part et d’autre, d’immenses espaces aménagés donnaient une impression de liberté aux animaux, mais ils étaient prisonniers d’un grillage discret, et les hautes branches des arbres étaient tapissées de filets verts. Des singes de toutes tailles jouaient ou se suspendaient par la queue en hurlant, des grappes de lémuriens fixaient les deux intrus avec de grands yeux de jade. La pâle copie d’une brousse amazonienne, revue à la mode parisienne.

Une femme aux cheveux bruns, aux traits tirés, se détacha du groupe et s’approcha d’eux. Elle devait avoir une cinquantaine d’années, avec de lointains airs de Sigourney Weaver dans Gorilles dans la brume. Levallois dégaina fièrement sa carte tricolore.

— Police criminelle de Paris. Je suis le lieutenant Levallois, et voici le…

— Commissaire Sharko, fit Shark.

Ils échangèrent une poignée de main solide. La femme avait une force peu commune.

— Clémentine Jaspar. Je suis primatologue, et aussi la responsable du centre. C’est terrible ce qui est arrivé.

— L’un de vos singes s’est attaqué à une employée ?

Jaspar secoua la tête, l’air triste. Une femme au contact de la nature, songea Sharko en observant ses doigts craquelés, sa peau tannée par un soleil autre que celui de la France. Une large cicatrice lui traversait l’avant-bras, de celles que pourrait avoir laissé un coup de machette.

— Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Shery n’aurait jamais fait de mal à une mouche. Ce n’est pas possible qu’elle ait pu commettre une atrocité pareille.

— Shery, c’est…

— Ma guenon. Un chimpanzé d’Afrique de l’Ouest, qui m’accompagne depuis très longtemps.

— Vous nous montrez où ça s’est passé ?

Elle acquiesça et désigna un long bâtiment blanc, moderne, sans étage.

— L’animalerie et les laboratoires d’études sont là-bas. Deux hommes de police secours sont arrivés. L’un est à l’intérieur et l’autre… je ne sais pas trop, il doit faire un tour dans les allées, collé à son téléphone. Suivez-moi.

Les flics saluèrent les employés d’un coup de menton, tous visiblement bien retournés par le drame. Ils étaient cinq ou six, plutôt jeunes, serraient des gobelets de café dans leurs mains et discutaient âprement. Sharko observa avec attention chaque visage puis revint au niveau de Jaspar.

— Que fait-on exactement dans votre centre ?

— Principalement de l’éthologie. On essaie de comprendre comment les organisations sociales des primates et leurs facultés cognitives ont été façonnées au cours de l’évolution biologique. De ce fait, on étudie leurs déplacements, leur façon d’utiliser les outils, leur mode de reproduction. Nous avons sur ces huit hectares une centaine de primates, répartis en dix espèces différentes. La plupart viennent d’Afrique.

Ni Sharko, ni son collègue n’avaient pris la peine de sortir un carnet pour prendre des notes. À quoi bon, puisque l’affaire était quasiment pliée d’avance ? Dans les cimes des arbres, comme un ballet synchronisé, des boules rousses se balançaient avec langueur de branche en branche : une famille d’orangs-outans, avec le petit devant sa mère.

— Et la victime ? Quelle était son activité, précisément ?

— Éva Louts était étudiante à l’université de Jussieu. Elle s’était spécialisée en biologie évolutive et travaillait ici depuis trois semaines, dans le cadre de sa thèse de fin de cycle.

— C’est quoi, la biologie évolutive ?

— Auparavant, savez-vous ce qu’est le génome ?

— Pas précisément.

— C’est la mise bout à bout de l’ADN composant nos vingt-trois paires de chromosomes. Cela donne une séquence de plus de trois milliards de données, qui est, en quelque sorte, la notice d’instruction de fabrique de notre organisme. Eh bien, avec ce génome, nous reconstituons l’histoire de la vie. La biologie évolutive, c’est comprendre pourquoi et comment apparaissent les nouvelles espèces, les nouveaux virus comme le sida, le SRAS, tandis que d’autres s’éteignent. Et, aussi, répondre à un tas de questions sur l’évolution de la vie. Pourquoi, par exemple, nous vieillissons et mourons. Vous avez déjà certainement entendu parler de sélection naturelle, de mutations, d’héritage génétique.

— Darwin et compagnie ? Oui, vaguement.

— Eh bien, nous sommes en plein dedans.

Ils pénétrèrent dans l’animalerie. Après avoir doublé un petit bureau équipé du minimum informatique, ils atteignirent une grande pièce où se succédaient des cages de différentes tailles, dont la plupart étaient vides. Quelques lémuriens gesticulaient çà et là. Sur des étagères trônaient quantité de jeux en plastique. Formes géométriques colorées, puzzles à grosses pièces, récipients. Il régnait dans ces lieux une odeur désagréable de vieux cuir et d’excréments. Apparemment bouleversée, Jaspar s’arrêta net et tendit l’index.

— C’est là-bas que ça s’est passé. Vous pouvez aller voir. Excusez-moi de rester à l’écart, mais j’ai le cœur un peu retourné.

— Nous comprenons.

Sharko s’approcha avec son collègue. Les deux hommes serrèrent la main d’un troisième, un flic moustachu de police secours qui veillait à côté de l’endroit du drame. Dans la dernière cage, un gros cube de trois mètres d’arête et constitué de barreaux, la victime était négligemment étalée dans la paille et les copeaux, les bras rejetés vers l’arrière comme si elle prenait un bain de soleil. Du sang avait coulé de l’arrière de son crâne. Une large plaie — de toute évidence causée par une morsure — lui barrait la joue droite, jusque sous le menton. Une fille qui devait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. Son chemisier était arraché, ses chaussures avaient été propulsées quelques mètres plus loin, au milieu de la pièce. Au milieu du sang traînait un gros presse-papiers en métal, peut-être du cuivre ou du bronze.

Dans le coin droit, au fond de cette même cage, un chimpanzé était recroquevillé, le poil luisant de sang au niveau des avant-bras, des mains, des pattes. Il était grand et noir, avec un dos puissant, de longs bras maigres et velus. Il tourna les yeux vers les nouveaux intrus. Dans ses pupilles, Sharko put lire, en une fraction de seconde, l’expression d’une profonde détresse. Shery, le grand singe, reprit sa position prostrée, tournant le dos aux observateurs.

Le flic moustachu de police secours manipulait une cigarette éteinte entre ses doigts.

— Il n’y a rien à faire. Ce sale macaque n’a pas bougé d’un centimètre depuis tout à l’heure. On a eu pour consigne de vous attendre avant de l’endormir.

Sharko se retourna dans la direction de Jaspar, restée au loin.

— Qui a découvert le corps ?

La primatologue n’écouta pas la question. Elle s’approcha rapidement et fixa l’homme moustachu d’un air sombre.

— Shery n’a rien d’un macaque. C’est une guenon chimpanzé dont je m’occupe depuis plus de trente-sept ans.

Le flic haussa les épaules.

— Macaque ou pas, ils finissent tous par se retourner contre nous, tôt ou tard. La preuve.

Le lieutenant Jacques Levallois lui signifia gentiment qu’il pouvait sortir prendre l’air. La tension était palpable, l’atmosphère électrique. Sharko répéta calmement sa question :