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C’est Melissa qui m’a dit ensuite à travers un voile de larmes : « C’était son karma de mourir jeune, ne voyez-vous pas ? S’il ne pouvait pas mourir en 1736, il devait vite mourir ici. Il n’avait pas le choix. »

Et j’ai pensé à cette vieille biographie qui disait de lui : Sa mauvaise santé était probablement due à son libertinage notoire. Et j’ai entendu dans ma tête la voix de Sam Hoaglund disant : « Personne ne s’écarte définitivement de son naturel. Le vrai Pergolèse reprendra les rênes. » Oui. Gianni avait toujours été sur une trajectoire de collision avec la mort, je le voyais à présent ; en le raflant à son époque nous n’avions fait que retarder les choses de quelques mois. Qui a tendance à s’autodétruire s’autodétruit, et un changement de décor ne fait rien à l’affaire.

S’il en est ainsi – si, comme le dit Melissa, le karma règne en maître – vaut-il la peine de renouveler l’expérience ? D’aller dans l’hier des hiers chercher quelque autre jeune génie mort trop tôt, Poe, Rimbaud, Caravage ou Keats, pour lui donner la deuxième chance que nous espérions donner à Gianni ? Et le voir suivre de nouveau son destin, sombrer une deuxième fois ? Mozart, comme Sam le suggérait naguère ? Benvenuto Cellini ? Notre filet est large et profond. Tout le passé nous appartient. Mais si nous ramenons quelqu’un d’autre, et qu’il suive délibérément et en toute insouciance la même vieille pente fatale, qu’aurons-nous accompli, quel intérêt pour nous comme pour lui ? Je pense à Gianni, lui qui comptait bien être enfin riche et célèbre, gisant tout violacé sur ce plancher. Shelley se noierait-il encore ? Van Gogh se couperait-il l’autre oreille sous nos yeux ?

Peut-être que quelqu’un de plus mûr serait plus judicieux, hein ? Le Greco, Cervantès, Shakespeare ? Mais nous risquons alors de voir Shakespeare engagé par Hollywood, Le Greco pris en charge par quelque galerie dans le vent, Cervantès en grande conversation avec son agent pour essayer de trouver des échappatoires fiscales. Oui ? Non. Je regarde le harpon. Le harpon me regarde. Il est un peu tard pour réfléchir à ces questions, mes amis. Des années de nos vies consumées, des milliards de dollars dépensés, les scellés du temps arrachés, l’étrange odyssée d’un jeune génie s’achevant dans les coulisses de La Konque, tout cela pour quoi, pour quoi, pour quoi ? Nous ne pouvons pas abandonner le projet comme ça, tout de suite, n’est-ce pas ?

N’est-ce pas ?

Je regarde le harpon. Le harpon me regarde.

Titre original :

Gianni

paru dans Playboy, février, 1982