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Dans les livres de James Bond, celui-ci fumait des cigarettes manufacturées spécialement pour lui à partir d’un mélange particulier de tabac, et leur marque caractéristique était trois anneaux d’or. L’assassin prenait sa tâche au sérieux ; il utilisait un pistolet de petit calibre, sans doute un Walther PPK, comme celui de Bond. Bond mettait ses cigarettes dans un porte-cigarettes gris acier qui pouvait en contenir cinquante ; je me demandai si l’assassin en portait également un identique.

Je glissai les mégots dans ma sacoche. Okking voulait des preuves, j’avais une preuve. Ça ne voulait pas dire qu’il serait d’accord. Je lorgnai le ciel ; il commençait à se faire tard et il n’y aurait pas de lune ce soir. Le fin croissant de la lune nouvelle apparaîtrait demain soir, annonçant avec sa venue le début du mois saint du ramadân.

Déjà frénétique, le Boudayin deviendrait plus hystérique encore après la tombée de la nuit, demain soir. En revanche, la journée connaîtrait un calme mortel. Mortel. Je ris doucement tout en me dirigeant vers le bar de Benoît le Frenchy. La mort, j’en avais eu ma dose, mais cette idée de calme et de paix me paraissait bien attrayante.

Quel imbécile je faisais.

7.

Bismillah ar-Rahman ar-Rahîm. Au nom de Dieu, le Miséricordieux, plein de Miséricorde[3].

C’est en ce mois de ramadân que le Qur’ân a été révélé pour guider les hommes, pour prouver le chemin et le critère… Celui qui voit la nouvelle lune de ce mois, qu’il jeûne tout le mois. Si l’un de vous est malade ou en voyage, qu’il jeûne d’autres jours, en même nombre. Dieu veut vous aider et non vous gêner mais terminez le nombre de jours. Et magnifiez Dieu qui vous guide. Peut-être lui saurez-vous gré[4].

C’était le cent quatre-vingt-cinquième verset de la sourate Al-Baqarah, la Vache, seconde sourate du noble Qur’ân. Le Messager de Dieu, que la bénédiction d’Allah et la paix soient sur lui, donnait des instructions pour l’observance du mois saint du ramadân, le neuvième mois lunaire du calendrier musulman. Cette observance est considérée comme un des cinq Piliers de l’Islam. Durant le mois, les musulmans n’ont pas le droit de manger, boire et fumer de l’aube au coucher du soleil. La police et les chefs religieux veillent à ce que même les gens comme moi qui, pour dire le moins, négligent leurs devoirs spirituels, s’y conforment. Boîtes et bars sont fermés durant la journée, de même que les cafés et les restaurants. Il est interdit d’absorber ne fût-ce qu’une gorgée d’eau, jusqu’après le crépuscule. Quand la nuit est tombée, quand il est à nouveau permis de servir de la nourriture, les musulmans de la cité en profitent. Même ceux qui, le reste de l’année, boudent le quartier, viennent dans le Boudayin se détendre dans un café.

Durant le mois, la nuit remplace alors entièrement le jour dans le monde musulman, hormis pour les cinq appels quotidiens à la prière. Ceux-ci doivent être observés comme d’habitude, aussi le musulman respectueux se lève-t-il avec l’aube pour prier, mais il ne rompt pas son jeûne. Son employeur peut l’autoriser à rentrer chez lui quelques heures l’après-midi pour faire la sieste, rattraper les heures de sommeil perdues à veiller jusqu’au petit matin, manger et profiter de ce qui lui est proscrit durant le jour.

Par bien des aspects, l’Islam est une foi élégante et belle ; mais il est dans la nature des religions d’accorder une plus grande attention au rituel qu’aux convenances personnelles. Le ramadân procure parfois bien des désagréments aux pécheurs comme aux vauriens du Boudayin.

Pourtant dans le même temps, il simplifie certaines choses. Il me suffisait de décaler mon emploi du temps de quelques heures pour ne pas être pris au dépourvu. Les boîtes de nuit modifiaient de même leurs horaires. Ça aurait pu être pire si j’avais eu d’autres choses à faire pendant la journée ; mettons, par exemple, faire face à La Mecque pour prier à intervalles réguliers.

Le premier mercredi du ramadân, après m’être fait au changement d’emploi du temps quotidien, je me retrouvai assis dans un petit café, Le Réconfort, situé dans la Douzième Rue. Il était presque minuit, j’étais en train de taper le carton avec trois jeunes gars, en buvant de petites tasses de café épais sans sucre, tout en grignotant des petits morceaux de baqlâa-vah. Tout juste ce qui faisait baver d’envie Yasmin. Elle, elle était en ce moment chez Frenchy, en train de tortiller son joli petit derrière et de vamper des inconnus pour se faire offrir des cocktails au champagne ; moi, je me goinfrais de pâtisseries sucrées et je jouais aux cartes. Je ne vois rien de mal à prendre du bon temps chaque fois que je peux, même si Yasmin devait encore se taper dix épuisantes heures de turbin. Ça me semblait dans l’ordre naturel des choses.

Les trois autres joueurs à ma table formaient un assortiment disparate. Mahmoud était un sexchangiste, plus petit que moi mais néanmoins plus large de hanches et d’épaules. Il y a cinq ou six ans encore, c’était une fille ; il avait même bossé un temps pour Jo-Mama, et aujourd’hui il vivait avec une vraie fille qui tapinait dans le même bar. La coïncidence était intéressante.

Jacques était un chrétien marocain, strictement hétérosexuel, qui se comportait et agissait comme si le fait d’être aux trois quarts européen (me battant ainsi d’un bon grand-parent) lui conférait des privilèges particuliers. Personne ne l’écoutait beaucoup et chaque fois qu’une fête ou une soirée quelconque était organisée, comme par hasard, Jacques l’apprenait toujours un petit poil trop tard. Jacques était en revanche convié aux parties de cartes, parce qu’il fallait bien qu’il y eût un perdant et, tant qu’à faire, autant que ce soit un râleur de chrétien.

Saïed le demi-Hadj était grand, bien bâti, riche et strictement homosexuel ; on ne le verrait jamais en compagnie d’une femme, réelle, rénovée ou reconvertie. On l’appelait le demi-Hadj parce qu’il était si écervelé qu’il n’était pas fichu d’attaquer une entreprise sans être distrait en cours de route par deux ou trois autres projets. Hadj est le titre qu’on acquiert après avoir accompli le pèlerinage saint à La Mecque, qui est l’un des autres Piliers de l’Islam. Saïed avait effectivement commencé le voyage il y avait plusieurs années, effectué quelque huit cents kilomètres puis fait brusquement demi-tour parce que lui était venue une magnifique idée pour gagner de l’argent, idée qu’il avait bien entendu oubliée avant d’être revenu chez lui. Saïed était un peu plus âgé que moi, avec une moustache soigneusement taillée dont il était particulièrement fier. J’ignore pourquoi ; je n’ai jamais considéré la moustache comme un prodige, sauf à avoir commencé dans la vie comme Mahmoud. Bref, en femme. Mes trois compagnons avaient tous le cerveau câblé. Saïed portait un mamie et trois papies. Le mamie était un simple module d’aptitude général : pas un personnage précis mais un type générique ; aujourd’hui, il était fort, silencieux, direct mais aucun de ses périphériques n’aurait pu l’aider à jouer aux cartes. Lui et Jacques étaient en train de nous enrichir, Mahmoud et moi.

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3

Invocation qui ouvre chaque sourate du Qur’ân. (N.d.T.)

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4

Dans la traduction de l’arabe par Jean Grosjean, Philippe Lebaud, éd., Paris 1979. (N.d.T.)