Je redescendis la Rue jusqu’au Palmier d’argent, juste pour voir ce que faisaient les gens, voir ce qui se passait. Mahmoud et Jacques étaient installés à une table et buvaient du café en engloutissant des pains pita[6] tartinés de hoummous[7] . Le demi-Hadj était absent, sans doute en train de s’éclater avec de gigantesques tailleurs de pierre précieuse hétérosexuels. Je m’installai avec mes copains. « Que ton et ta et ainsi de suite », dit Mahmoud. Il n’était pas du genre à s’encombrer de formalités.
« Toi de même.
— Alors, on se fait câbler, y paraît ? demanda Jacques. Décision cruciale. Affaire majeure. Je suis sûr que tu as envisagé les deux aspects de la chose ? »
J’étais quelque peu surpris. « Les nouvelles vont vite, à ce que je vois. »
Mahmoud haussa les sourcils. « C’est à ça que servent les nouvelles, dit-il, la bouche pleine de pain et de hoummous.
— Permets-moi de t’offrir un peu de café, proposa Jacques.
— Allah soit loué, répondis-je, mais j’aimerais mieux quelque chose de plus fort.
— Aucun problème, dit Jacques à l’adresse de Mahmoud. Marîd a plus d’argent que nous deux réunis. Il est employé par Papa, à présent. »
Je n’aimais pas du tout ce genre de rumeur. Je me rendis au comptoir pour commander mon gin, bingara et Rose. Derrière le comptoir, Heidi grimaça mais s’abstint de dire quoi que ce soit. Elle était jolie – merde, c’était une des plus belles vraies femmes que j’aie rencontrées. Ses habits choisis avec goût, elle les portait toujours avec une aisance parfaite que lui enviaient la plupart des débs et des changistes, avec leurs corps achetés sur catalogue. Heidi avait de superbes yeux bleus surmontés d’une douce frange blonde. Je ne sais pas pourquoi, mais les franges chez les jeunes femmes m’ont toujours mis les nerfs à fleur de peau. Ce doit être mon côté hébéphile, je suppose ; si je m’examine de près, je découvre en moi des traces de toutes les qualités discutables propres au mâle. J’ai toujours désiré vraiment bien connaître Heidi mais je suppose que je n’étais pas son type. Peut-être son type était-il disponible sur mamie, et une fois que j’aurais le cerveau câblé…
Tandis que j’attendais qu’elle eût préparé mon cocktail, une autre voix s’éleva, à cinq ou six mètres de distance, derrière un groupe de Coréens qui n’allaient, sans aucun doute, pas tarder à se rendre compte qu’ils s’étaient trompés de quartier. « Une vodka-martini, dry. De la Wolfschmidt d’avant-guerre, si vous en avez, frappée, pas agitée. Et avec un zeste de citron. »
Tiens, tiens, me dis-je, v’là autre chose. J’attendis le retour de Heidi avec mon verre. Je la réglai et fis tourner le glaçon dans mon verre, à toute vitesse, en sens inverse des aiguilles d’une montre. Heidi me rapporta la monnaie ; je lui laissai un kiam de pourboire et elle se crut obligée d’entamer quelque conversation polie. Je la coupai assez rudement, beaucoup plus intéressé par la vodka-martini.
Je pris mon verre et me reculai légèrement du bar, histoire de mieux lorgner James Bond. Il était tel que dans le souvenir de notre brève rencontre dans la boîte à Chiri, comme sorti des romans de Ian Fleming : cheveux bruns séparés par une raie sur le côté, avec la mèche bouclée qui retombait en virgule rebelle au-dessus de l’œil droit, et la cicatrice courant sur la joue droite. Sourcils noirs rectilignes, long nez aquilin. La lèvre supérieure était courte et la bouche, bien que détendue, donnait comme une impression de cruauté. Il avait l’air impitoyable. Il avait dépensé un paquet de fric pour qu’une équipe de chirurgiens lui donne cet air-là. Il me regarda, sourit ; je me demandai s’il se souvenait de notre précédente rencontre. Les pattes-d’oie au coin de ses yeux gris-bleu se plissèrent légèrement tandis qu’il m’observait ; j’avais réellement l’impression physique d’être soumis à un examen détaillé. Il portait une chemise en coton uni, un pantalon tropicalisé, sans aucun doute de coupe britannique, et des sandales de cuir noir adaptées au climat local. Il régla son martini et se dirigea vers moi, la main tendue. « Ravi de vous revoir, mon vieux. »
Je lui serrai la main. « Je ne crois pas avoir eu l’honneur d’être présenté au gentleman », lui dis-je en arabe.
Bond me répondit dans un français impeccable : « Autre bar, autres circonstances. C’était sans grande conséquence. Au bout du compte, tout s’est terminé pour le mieux. » Pour lui, en tout cas. À cette heure, feu le Russe n’avait plus d’opinion sur la question.
Je m’excusai : « Qu’Allah me pardonne, mais mes amis m’attendent. »
Bond m’adressa son fameux demi-sourire. Puis il me répondit par un proverbe du cru – dans un arabe local parfait : « Ce qui est mort est écoulé », me dit-il avec un haussement d’épaules, ce qui pouvait signifier soit qu’il fallait tirer un trait sur le passé, soit qu’on me conseillait fortement de commencer à oublier toutes les récentes disparitions ; je ne savais quelle interprétation Bond désirait lui donner. Je hochai la tête, déconcerté avant tout par sa facilité à manier ma langue. Puis je me souvins qu’il portait un mamie James Bond, sans doute équipé d’un papie d’arabe. Je rapportai mon verre à la table où Mahmoud et Jacques étaient installés et choisis une chaise d’où je pouvais embrasser du regard la salle et son unique entrée. Le temps de m’installer, Bond avait descendu son martini et regagnait la rue pavée. Je me sentis gagné par une vague glaciale d’indécision : qu’étais-je censé faire ? Pouvais-je espérer le neutraliser sur-le-champ, avant même d’avoir le cerveau câblé ? J’étais sans armes. Que gagnerais-je à l’attaquer prématurément ? Pourtant, nul doute que Friedlander bey jugerait cela comme une occasion perdue, et qui pourrait bien signifier la mort de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui m’était particulièrement cher…
Je décidai de le suivre. Je laissai sur la table mon verre intact et, sans donner à mes amis aucune explication, quittai ma chaise et sortis par la porte ouverte du Palmier d’argent, juste à temps pour voir Bond prendre à gauche dans une rue latérale. Je le filai discrètement. Pas assez de toute évidence, car lorsque je m’arrêtai à l’angle pour jeter avec précaution un coup d’œil, James Bond avait disparu. Il n’y avait pas d’autre passage parallèle à la Rue dans lequel il aurait pu tourner ; il avait dû entrer dans l’une des maisons basses à toit en terrasse et chaulées de blanc qui bordaient la ruelle. C’était déjà une information. Je fis demi-tour et regagnais le Palmier d’argent quand une fulguration de douleur explosa derrière mon oreille gauche. Je m’affalai à genoux tandis qu’une robuste main bronzée saisissait la fine étoffe de la djellabah pour me remettre debout. Je marmonnai quelque imprécation et levai le poing. Le tranchant de l’autre main s’abattit à l’angle de mon épaule et mon bras retomba, engourdi, inerte.
James Bond rit doucement. « Chaque fois que vous voyez un Européen bien sapé dans un de vos bouis-bouis crasseux, vous croyez pouvoir le filer et le soulager de son portefeuille. Eh bien, l’ami, t’as pas dû choisir le bon Européen à voler. » Il me donna une claque, pas trop fort, me repoussa contre le mur derrière moi et me fixa, comme si je lui devais une explication ou une excuse. Je décidai qu’il avait raison.
« Cent mille pardons, effendi », murmurai-je. Quelque part dans mon esprit naquit l’idée que ce James Bond avait fait des progrès considérables depuis quinze jours, quand il m’avait laissé le reconduire hors de la boîte à Chiri. Ce soir, son putain d’accroche-cœur n’avait même pas bougé. Il n’était même pas essoufflé. À cela aussi, il y avait une explication logique ; je laissai à Papa, à Jacques ou au Yi king le soin de la démêler : j’avais trop la migraine et mes oreilles carillonnaient.
6
Petit pain rond à peine cuit qu’on sert chauffé et généralement fourré de crudités.
7
Purée de pois chiches liée à la pâte de sésame : une autre spécialité du Moyen-Orient.