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Vendredi était le sabbat, un jour de repos, sauf dans le Boudayin où tout le monde se remettait au turbin sitôt le soleil couché. Nous observions le saint mois du ramadân mais les flics de la ville et les vigiles de la mosquée nous relâchaient un peu la bride les vendredis. Trop heureux qu’ils étaient d’avoir un minimum de coopération. Yasmin partit bosser et je restai au lit, à lire un Simenon que j’avais l’impression d’avoir lu quand j’avais quinze ans, puis relu à vingt, et relu encore à deux reprises. C’est dur de savoir, avec Simenon. Il a écrit le même bouquin une douzaine de fois mais il y en a tellement qu’il a écrits douze fois qu’on est obligé de les lire tous pour les trier selon une espèce de classement logique, en fonction d’une base thématique, rationnelle, tâche qui m’a toujours dépassé. Alors, je me contente de l’ouvrir à la fin (s’il est imprimé en arabe) ou au début (s’il est imprimé en français) ou au milieu (si je suis pressé ou trop gavé de mes amies, les drogues).

Simenon. Pourquoi est-ce que je parlais de Simenon, déjà ? C’était pour aboutir à un point vital et éclairant. Simenon suggère Ian Fleming : tous les deux sont écrivains ; tous les deux pondaient des thrillers, chacun dans son style ; tous les deux sont morts ; et aucun des deux ne connaissait quoi que ce soit à la préparation d’un bon martini – Fleming avec sa vodka « frappée mais pas agitée », par l’ineffable téton gauche de ma sainte putain de mère ; et Ian Fleming conduisait direct à James Bond. L’homme au mamie James Bond n’avait plus laissé derrière lui le moindre indice à la 007 en ville, même pas un mégot de Morlands Spécial avec les anneaux dorés autour du filtre, ou un zeste de citron mâchouillé ou l’impact d’une balle de Beretta. Ouais, c’était le Beretta qu’il avait utilisé sur Bogatyrev et Devi. Le Beretta était le pistolet choisi par Bond dans les premiers romans de Fleming jusqu’à ce qu’un lecteur mordu des armes lui eût fait remarquer que c’était une « arme de femme » sans grande puissance ; si bien que Fleming avait fait passer Bond au Walther ppk, un automatique de petit calibre, mais fiable. Si notre « James Bond s’était servi du Walther, il aurait laissé une sacrée marque sur le visage de Devi ; le Beretta faisait au contraire un petit trou bien délimité, comme la languette amovible d’un bidon de bière. La raclée qu’il m’avait servie était la dernière manifestation de James Bond dans le secteur. Sa tolérance pour l’ennui devait être faible, je suppose.

Encore une raison essentielle d’apprendre à connaître ses remèdes et leurs correctifs. L’ennui peut être lassant mais pas quand on évalue son pouls à plus de quatre cents pulsations à la minute. Par les poils de ma barbe et les Sacrées Couilles des Apôtres de Dieu (que la paix et la bénédiction d’Allah soient sur eux), ce que je pouvais avoir sommeil ! Chaque fois que je fermais les yeux, pourtant, un stroboscope en noir et blanc se mettait à clignoter, et je voyais nager des grands trucs vert et pourpre, des trucs gigantesques. Je chialais, mais ils ne voulaient pas me foutre la paix. J’arrivais pas à comprendre comment Bill parvenait à piloter son taxi dans tout ce cirque.

Ainsi s’écoula mon vendredi, brièvement résumé. Yasmin revint à la maison avec le Jack Daniel’s, j’éclusai le restant de ma réserve de drogue, tombai dans le cirage aux alentours de midi et me réveillai pour découvrir que Yasmin était repartie. On était maintenant samedi. J’avais encore deux jours à jouir de mon cerveau.

En début de soirée ce samedi, je remarquai que mon argent semblait s’être évaporé. Il aurait dû me rester quelques centaines de kiams ; j’en avais dépensé un peu, bien sûr, et j’en avais sans aucun doute gâché sans compter. Pourtant, j’avais la nette impression qu’il aurait dû me rester plus de quatre-vingt-dix kiams dans ma sacoche. Avec ça, je ne risquais pas d’aller bien loin ; rien qu’une paire de jeans neufs allait m’en coûter quarante ou plus.

Je me mis à soupçonner Yasmin d’avoir piqué dans mes finances. J’ai horreur de ça chez les femmes, même celles dont les fibres génétiques leur soufflaient encore qu’elles étaient mâles. Comme dit Jo-Mama : « C’est pas parce que la chatte fait ses petits dans le four que ça les transforme en biscuits. » Prenez un joli garçon, tranchez-lui les couilles[8] et payez-lui un balcon en silicone assez large pour accueillir à l’aise une famille de trois sous-alimentés, et avant que vous ayez pu dire ouf, la voilà qui pioche dans votre porte-monnaie. Elles vous bouffent toutes vos pilules et vos cachets, dépensent votre fric, râlent après la literie, passent tout l’après-midi à se reluquer dans la glace de la salle de bains, l’air extasié, font de petites remarques innocentes sur les jeunes pouffiasses ravageuses qu’elles croisent dans la rue, veulent qu’on les tienne en haleine encore une heure après que vous vous êtes vidé à les défoncer jusqu’au trognon, puis vous tombent sur le râble parce que vous avez le malheur de regarder dehors avec un air vaguement excédé. Qu’est-ce qui pourrait bien vous ennuyer quand vous avez quasiment une déesse parfaite qui évolue dans l’appartement en décorant le parquet de ses petites culottes sales, hein ? Vous pourriez éventuellement prendre un petit quelque chose pour vous remonter le moral mais cette jolie salope a déjà consommé tout votre stock, vous aviez oublié ?

Plus qu’une journée et demi pour Marîd Audran à passer avec la cervelle qu’Allah le Protecteur, dans Sa sagesse, lui avait conçue. Yasmin ne me parlait plus : elle estimait que j’étais un pleutre, un putain d’égoïste et un sacré gland de ne pas vouloir marcher dans la combine de Papa. À un moment donné, tout était réglé – dès lundi matin, j’allais voir les chirurgiens de Friedlander bey et me faire électrifier la comprenette. L’instant d’après, j’étais un putain de salaud qui se foutait bien du sort de ses amis. Elle n’était pas fichue de se rappeler si j’allais me faire câbler le cerveau, oui ou non ; elle n’avait même plus assez de mémoire pour se rappeler notre dernière discussion là-dessus. (Moi, si : je n’allais pas me faire câbler le cerveau, point final.)

Je ne quittai pas le lit de tout le vendredi et le samedi. Je regardai les ombres s’allonger, raccourcir et se rallonger. J’entendais le muezzin appeler les fidèles à la prière : et puis, après ce qu’il me semblait quelques minutes à peine, il les appelait de nouveau. Je cessai de prêter attention à Yasmin et à ses humeurs quelque part dans la soirée de samedi, avant qu’elle commence à s’apprêter pour le boulot.

Elle ne cessait de piétiner dans ma chambre, en me traitant de tout un tas de noms pleins d’imagination (certains d’ailleurs que je n’avais encore jamais entendus, malgré mes années de bourlingue). Ça ne me faisait aimer que plus cette petite traînée.

Je ne quittai pas le lit jusqu’au moment où Yasmin partit bosser chez Frenchy. Mon corps alternait entre les crises de grelottements et des poussées de fièvre si fortes que j’étais obligé d’aller refroidir sous la douche. Puis je m’étendais de nouveau sur le pieu, frissonnant et suant. Je trempai les draps et l’alèze, en m’accrochant aux couvertures, les phalanges livides. Les lézards fantômes me grouillaient à présent sur le visage et les bras, mais ils commençaient à se faire plus rares. Je me sentis de nouveau en état de retourner dans la salle de bains, un truc auquel j’avais songé depuis pas mal de temps. Je n’avais pas faim mais je commençais à avoir une sacrée pépie. Je bus deux verres d’eau puis me glissai de nouveau au lit en tremblant. J’aurais bien aimé que Yasmin rentre à la maison.

Malgré la dissipation de l’effet de la surdose et ma peur grandissante, j’avais pris ma décision pour lundi matin. La nuit de samedi à dimanche se passa encore avec des accès de sueurs froides entrecoupés de fièvre intermittente ; je restais à fixer le plafond, éveillé, même après que Yasmin, de retour, se fut affalée sur le lit, ivre de sommeil. Le dimanche, juste avant le crépuscule, alors qu’elle se préparait à retourner au turbin, je sortis du lit et vins, nu, derrière elle. Elle était en train de se maquiller les yeux, grimaçant avec de drôles d’expressions en se tartinant les paupières de charme acheté dans un de ses grands magasins pour salopes friquées hors du Boudayin. Jamais elle n’aurait utilisé la peinture bon marché que tout le monde allait acheter au bazar, comme si chez Frenchy on pouvait faire la différence dans une telle pénombre. On trouvait le même article sur les rayons des souks mais Yasmin allait le payer au prix fort à l’autre bout de la ville. Elle voulait être ravageuse sur scène, quand pas un de ces crétins allumés n’avait l’idée de lui regarder les yeux. Elle était donc en train de travailler une superposition de bleus et de verts sous ses fins sourcils dessinés au crayon. Puis elle couronna le tout d’un artistique semis de paillettes dorées. Les paillettes, c’était le plus dur. Elle les posait une par une. « Faut que je me couche tôt, me dit-elle.

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En français dans le texte, évidemment. (N.d.T.)