— Tout à fait », le coupai-je. Je passai au Palmier d’argent : ici aussi, le calme plat. Un crochet par le magasin d’Hassan mais il n’était pas dans son arrière-boutique et son jeune poulet américain me reluqua d’un œil sensuel. Je plongeai vers La Lanterne rouge – c’est dire le désespoir auquel je confinais – et là, Fatima me raconta que le petit copain d’une de ses Européennes avait une pleine valise de produits divers mais qu’il ne passerait pas avant cinq heures du matin. Je lui dis que je repasserais si je n’avais rien trouvé entre-temps. Pas de verre gratis chez Fatima.
Finalement, dans la planque hellénique de Jo-Mama, petit coup de pot : je pus acheter six beautés à la seconde serveuse de Jo-Mama, Rocky, encore une costaude aux courts cheveux bruns tirés en arrière. Rocky m’entuba légèrement sur le prix, mais au point où j’en étais j’en avais rien à cirer. Elle me proposa de m’offrir une bière pour aider à les faire passer mais je lui dis que j’allais rentrer direct à la maison les prendre et me refoutre au pieu.
« Ouais, t’as waison, dit Jo-Mama, t’as intéwêt à te coucher tôt. Demain, faut que tu te lèves aux auwowes, chéwi, pouw aller te faiwe twépaner la cewvelle. »
Je fermai brièvement les yeux et soupirai : « Où as-tu encore entendu ça ? » lui demandai-je.
Jo-Mama se plaqua sur la tronche un air légèrement offensé et totalement innocent. « Mais enfin, tout le monde est au courant, Marîd. C’est-y pas vrai, Rocky ? C’est justement ce que tout le monde a le plus de mal à croire, je veux dire, toi, aller te faire câbler le cerveau. Ben vrai, au prochain coup, c’est Hassan qui distribuera gratis des tapis, des fusils ou des branlettes aux vingt premiers qui en feront la demande !
— Je crois que je vais prendre cette bière », dis-je, très las. Rocky m’en tira une ; pendant un moment, personne ne sut dire si c’était celle offerte par la maison ou si, l’ayant refusée, c’en était une autre qu’il me faudrait payer.
« C’est ma tournée, dit Jo-Mama.
— Merci, Mama… Je ne vais pas me faire câbler le cerveau. » Je bus une grande lampée. « Je me fous de qui a pu raconter ça, je me fous de savoir de qui il le tient. Pour l’instant, c’est moi, Marîd, qui te cause : je-ne-vais-pas-me-faire-câbler-le-cerveau. Z’avez compris[9] ? »
Jo-Mama haussa les épaules comme si elle ne me croyait pas ; après tout, que valait ma parole contre celle de la Rue ? « Faut que je te raconte ce qui s’est passé ici, la nuit dernière », commença-t-elle, prête à se lancer dans une de ses interminables mais distrayantes histoires. J’avais modérément envie de l’entendre parce qu’il fallait que je suive les nouvelles, mais je fus heureusement sauvé.
« Ah ! t’es donc là, toi ! » s’écria Yasmin en débouchant en trombe dans le bar et en m’expédiant vicieusement un grand coup de sac à main à la volée. Je baissai la tête mais elle me rentra dans le lard.
« Enfin merde, quoi… commençai-je.
— Allez me régler ça dehors », dit machinalement Jo-Mama. Elle avait l’air aussi étonnée que moi.
Yasmin n’était pas d’humeur à nous écouter l’un et l’autre. Elle me saisit par le poignet – elle a des mains aussi fortes que les miennes et elle m’avait réellement empoigné. « Tu vas venir avec moi, espèce d’enculé.
— Yasmin, tu vas fermer ta gueule, bordel, et me foutre la paix ! » Jo-Mama descendit de son tabouret ; ça aurait dû constituer un avertissement mais Yasmin n’y prêta pas garde. Elle m’agrippait toujours par le poignet et ses doigts serraient encore plus fort. Elle me tira par le bras.
« Tu vas venir avec moi, répéta-t-elle d’une voix menaçante, parce que j’ai quelque chose de chouette à te montrer, espèce de sacré putain de femmelette. »
J’étais vraiment furieux ; jamais encore je ne l’avais été à ce point contre Yasmin et je ne savais toujours pas de quoi elle parlait. « Flanque-lui une claque », me conseilla Rocky, de derrière son comptoir. Ça marche toujours dans les holoshows avec les héroïnes excitables et les jeunes officiers qui paniquent ; je ne crois pas, toutefois, que ça aurait calmé Yasmin. Elle m’aurait sans doute filé une raclée et, au bout du compte, on serait allé là où elle voulait me conduire de toute façon. Je levai le bras qu’elle tenait toujours, le fis légèrement pivoter vers l’extérieur, rompis son étreinte et à mon tour lui saisis le poignet. Puis je lui tordis le bras et le retournai dans son dos, le bloquant d’une clé serrée. Elle poussa un cri de douleur. Je forçai un peu plus. Nouveau glapissement.
« Ça, c’est pour les injures », lui grognai-je tout bas à l’oreille. « Tu peux faire ça tant que tu veux à la maison, mais pas devant mes amis.
— Tu veux que je te fasse mal ? s’écria-t-elle avec colère.
— Essaie toujours.
— Plus tard. J’ai quand même quelque chose à te montrer. »
Je lui relâchai le bras et elle le massa un moment. Puis elle récupéra son sac et rouvrit d’un coup de pied la porte de Jo-Mama. Je regardai Rocky en haussant les sourcils ; Jo-Mama me lança un petit sourire amusé parce que tout ça allait en fin de compte faire une bien meilleure histoire que celle qu’elle n’aurait plus l’occasion de me conter. Jo-Mama, enfin, allait tenir un récit de première main.
Je suivis Yasmin dehors. Elle se tourna vers moi ; avant qu’elle ait pu dire un mot, je lui serrai la gorge de la main droite et la plaquai contre un vieux mur de brique. Je me fichais bien de lui faire mal. « T’avise pas de jamais, jamais refaire ça, l’avertis-je d’une voix dangereusement calme. Tu m’as compris ? » Et rien que par pur plaisir sadique, je lui cognai violemment la tête contre les briques.
« Va te faire foutre, trouduc !
— Dès que tu te sens assez mâle pour ça, ’spèce de pauvre fils de pute châtré. » Et là, Yasmin se mit à pleurer. Je me sentis fléchir intérieurement. Je compris que je venais de faire la pire chose que je pouvais jamais faire et qu’il n’y avait plus moyen de rattraper le coup. Je pourrais toujours ramper à genoux jusqu’à La Mecque et prier pour implorer mon pardon : Allah me pardonnerait mais pas Yasmin. J’aurais donné tout ce que je possédais, tout ce que je pourrais voler, pour effacer ces dernières minutes ; mais elles s’étaient passées et nous aurions bien du mal, l’un et l’autre, à les oublier.
« Marîd », murmura-t-elle entre deux sanglots. Je la pris dans mes bras. Pour l’heure, il n’y avait rien de rien à dire. Alors, nous sommes restés ainsi, agrippés l’un à l’autre, Yasmin en larmes, moi qui aurais bien voulu l’imiter mais incapable, durant dix ou quinze minutes. Les quelques passants sur le trottoir firent semblant de ne pas nous voir. Jo-Mama mit le nez dehors puis rentra précipitamment. L’instant d’après, c’était au tour de Rocky d’apparaître à la porte, l’air de compter négligemment une foule inexistante dans cette rue sombre. Je ne pensais rien, je n’éprouvais rien. Je me raccrochais simplement à Yasmin, et elle à moi.
« Je t’aime », lui murmurai-je enfin. Quand on trouve le bon moment, c’est toujours la meilleure et unique chose à dire.
Elle me prit la main et nous sommes repartis à pas lents vers le fond du Boudayin. Je crus que nous déambulions au hasard mais au bout de quelques minutes je me rendis compte que Yasmin me conduisait quelque part. Je sentis croître en moi la funeste certitude de n’avoir pas du tout envie de voir ce qu’elle s’apprêtait à me montrer.
Un corps avait été fourré dans un grand sac-poubelle en plastique mais quelqu’un avait renversé la pile de sacs où il se trouvait : celui de Nikki s’était ouvert et elle gisait là, étalée sur les pavés humides et sales d’une étroite impasse. « J’ai cru que c’était de ta faute si elle était morte, murmura-t-elle d’une petite voix plaintive. Parce que t’avais pas fait beaucoup d’efforts pour la retrouver. » Je la pris par la main et nous restâmes simplement plantés là à contempler le corps de Nikki, sans plus rien nous dire. J’avais toujours su que je découvrirais Nikki dans cet état un jour ou l’autre. Je crois que je l’avais su dès le début, quand Tamiko s’était fait assassiner et que Nikki m’avait passé ce bref coup de fil terrifié.