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La muraille de nuages noirs montait pour m’engloutir et, cette fois, le moment me parut opportun. J’avais horreur de ces trous de conscience. C’est déjà la plaie quand il ne s’agit que des petites failles de douze heures ; mais une tranche entière de trois semaines disparue de mon gâteau mental, c’était plus que je n’en voulais supporter. Je n’avais tout bonnement pas les ressources pour me payer une panique décente. « Je suis désolé, lui dis-je. Je ne m’en souviens absolument pas. »

Le toubib hocha la tête. « Je suis le Dr Yeniknani. L’assistant de votre chirurgien, le Dr Lisân. Ces derniers jours, vous avez graduellement repris en partie conscience. Si toutefois vous avez oublié la teneur de nos entretiens, il est très important que nous en discutions à nouveau. »

J’avais seulement envie de me rendormir. Je me frottai les yeux d’une main lasse. « Et si vous m’expliquez tout de nouveau, je l’aurai sans doute oublié demain et vous n’aurez plus alors qu’à tout recommencer. »

Le Dr Yeniknani haussa les épaules. « C’est bien possible mais vous n’avez pas d’autre distraction et l’on me paie suffisamment bien pour que je sois tout disposé à faire ce qui doit être fait. » Il m’adressa un large sourire pour me faire comprendre qu’il plaisantait – pour ce genre de type farouche, c’est conseillé, sinon on ne devinerait jamais ; le docteur avait une tête à manier le fusil dans une embuscade de montagne plutôt que le calepin et l’abaisse-langue, mais enfin, ce n’est que mon esprit creux qui s’invente des stéréotypes. Ça m’amuse toujours. Le docteur me montra encore une fois ses grosses dents jaunes mal plantées et ajouta : « En outre, je nourris un amour immodéré pour l’humanité. C’est la volonté d’Allah que je contribue à apaiser toute souffrance humaine en recommençant chaque jour avec vous le même entretien inintéressant jusqu’à ce que vous finissiez par vous en souvenir. Il nous revient de faire de telles choses ; il revient à Allah de les comprendre. » Il haussa les épaules. Il était très expressif, pour un Turc.

Je bénis le nom de Dieu et attendis donc que le Dr Yeniknani se lance dans son bavardage de chevet.

« Vous êtes-vous déjà regardé ? me demanda-t-il.

— Non, pas encore. » Je ne suis jamais pressé de contempler mon corps après quelque dommage important. Je n’éprouve pas de fascination particulière pour les blessures, surtout lorsque ce sont les miennes. Après qu’on m’eut retiré l’appendice, je n’ai pas pu me regarder sous le niveau du nombril de tout un mois. Aujourd’hui, avec mon cerveau câblé de neuf et mon crâne rasé, je n’avais pas envie de me contempler dans la glace ; ça risquait de me faire penser à ce qu’on m’avait fait, aux raisons qui y avaient mené, et aux conséquences susceptibles d’en découler. Alors qu’en m’y prenant bien, je pourrais rester dans ce lit d’hôpital, tranquillement sous sédatifs, pendant des mois, voire des années. Ça ne me semblait pas un sort si terrible. Être un légume inerte était toujours préférable à être un cadavre inerte. Je me demandai combien de temps je parviendrais à m’incruster ici avant qu’on me rejette à la Rue avec pertes et fracas. En tout cas, je n’étais pas pressé.

Le Dr Yeniknani hocha machinalement la tête. « Votre… protecteur, dit-il, choisissant judicieusement son terme, votre protecteur a spécifié qu’on vous offre la réticulation intracrâniale la plus complète possible. C’est la raison pour laquelle le Dr Lisân a tenu à procéder lui-même à l’intervention : le Dr Lisân est le meilleur neurochirurgien de cette ville, et l’un des plus respectés au monde. Une bonne partie de ce qu’il vous a implanté a été inventée ou perfectionnée par lui, et dans votre cas le Dr Lisân a essayé une ou deux procédures nouvelles qu’on pourrait qualifier… d’expérimentales. »

Ce n’était pas pour m’apaiser, si grand chirurgien que pût être le Dr Lisân. Je suis de l’école du « mieux vaut tenir que courir ». J’aurais fort bien pu me satisfaire d’un cerveau dépourvu de l’un ou l’autre de ces talents « expérimentaux », pourvu surtout qu’il ne risque pas de se transformer en tahin[10] si par malheur je me concentrais un peu trop longuement. Enfin, bon. Je lui adressai un sourire torve à Dieu vat et pris conscience que me faire planter des électrodes dans les recoins inconnus de ma cervelle pour voir ce qui arrivait n’était finalement pas pire que de sillonner la ville sur la banquette arrière du taxi de Bill. Peut-être que m’habitait une espèce de pulsion de mort, après tout. Ou de parfaite stupidité.

Le toubib souleva le couvercle d’une desserte placée à côté de mon lit ; dessous, il y avait une glace et il fit rouler la table pour que je puisse contempler mon reflet. J’avais une mine épouvantable : l’air d’être mort, d’avoir pris le chemin des enfers et de m’être perdu en route, pour me retrouver désormais collé nulle part, certainement pas vivant mais pas décemment décédé non plus. Ma barbe était taillée proprement, je m’étais rasé tous les jours – ou quelqu’un l’avait fait pour moi ; mais ma peau était pâle, d’une teinte livide de papier mâché, et j’avais des cernes profonds sous les yeux. Je me contemplai un long moment dans la glace avant de m’apercevoir que j’avais effectivement la tête rasée, avec juste un fin duvet qui me recouvrait le crâne comme du lichen s’accrochant à un stupide caillou. La broche implantée était invisible, dissimulée sous des couches protectrices de pansement en gel. Je levai une main hésitante, comme pour me caresser le sommet du crâne, mais ne pus m’y résoudre. Je sentais un étrange et désagréable fourmillement dans le ventre et frissonnai. Ma main retomba et je regardai le toubib.

« Quand nous aurons retiré le gel cicatriciel, me dit-il, vous pourrez remarquer que vous avez deux broches, une antérieure et une autre postérieure.

— Deux ? » À ma connaissance, personne encore n’en avait porté deux.

« Oui. Le Dr Lisân vous a donné un accroissement double de celui qu’offre une implantation corymbique classique. »

Un tel surcroît de capacité branché sur mon cerveau équivalait à poser un moteur-fusée sur un char à bœufs ; ce n’est pas pour ça qu’il volerait. Je fermai les yeux, sacrément terrifié. Je me mis à murmurer Al-Fatihah[11], la première sourate du noble Qur’ân, une prière réconfortante qui me vient toujours à l’esprit en ce genre de circonstance. C’est l’équivalent islamique du Notre Père chrétien. Puis je rouvris les yeux et fixai mon reflet. J’avais toujours peur mais du moins avais-je fait connaître aux deux mon incertitude, et dès lors je n’aurais qu’à accepter tout ce qui pouvait advenir comme étant la volonté d’Allah. « Est-ce que ça veut dire que je peux brancher deux mamies en même temps, et être deux personnes à la fois ? »

Le Dr Yeniknani plissa le front. « Non, monsieur Audran, le second connecteur n’accepte que des papies logiciels, pas de modules mimétiques complets. Vous n’auriez pas envie d’essayer deux modules à la fois : vous risqueriez de vous retrouver avec une paire d’hémisphères cérébraux carbonisés et un bulbe rachidien aussi utile qu’un presse-papiers. Nous vous avons procuré cette augmentation comme – il faillit commettre une indiscrétion en laissant échapper le nom – votre protecteur l’a ordonné. Un thérapeute viendra vous apprendre à vous servir convenablement de vos implants corymbiques. Comment vous choisirez de les utiliser après votre sortie de l’hôpital n’est, bien sûr, pas notre affaire. Rappelez-vous simplement que vous travaillez désormais sur votre système nerveux central. Il ne s’agit plus de prendre quelques pilules et de partir en titubant jusqu’à ce que vous ayez repris vos esprits. Si vous faites une imprudence quelconque avec vos implants, les effets peuvent fort bien être permanents. Permanents, et terrifiants. »

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10

Pâte de graines de sésame. (N.d.T.)

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11

« L’entrée ». (N.d.T)