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Tôt dans la matinée, il dressa la table pour trois avec le plus grand soin, étudiant la disposition sous différents angles avec un doigt posé sur la narine en guise de mire, changeant les chandeliers de place à deux reprises et renonçant finalement à ses sets damassés pour une nappe repliée de manière à réduire l’espace utilisé sur la grande surface ovale.

La sombre et formidable desserte ressemblait moins à un porte-avions lorsque le nécessaire à service et les chauffe-plats en cuivre étincelant furent installés dessus. Il alla jusqu’à ouvrir plusieurs tiroirs du meuble et à disposer des fleurs à l’intérieur, en une manière de jardins suspendus qui semblaient contempler la table.

Constatant que la pièce était maintenant trop fleurie, il décida d’en ajouter ailleurs pour revenir à un équilibre, car si trop est trop, beaucoup trop peut s’avérer parfait… Deux compositions florales vinrent donc parer la table : des pivoines équeutées et simplement posées sur une assiette en argent, aussi blanches que des « boules de neige », et un imposant bouquet de molucella, d’iris de Hollande, d’orchidées et de tulipes multicolores qui cachait le reste de la table et créait un espace plus intime.

Figés comme des aiguilles de glace, les verres attendaient devant les assiettes. Les couverts en argent, eux, avaient été mis au chaud et ne seraient placés qu’au dernier moment.

Puisque l’entrée allait être préparée à table, il installa ses réchauds à alcool, avec son fait-tout, sa sauteuse et sa casserole en cuivre, les condiments et la scie d’autopsie à portée de la main.

Il pourrait apporter encore des fleurs, tout à l’heure. Quand il annonça à Clarice Starling où il allait, elle ne broncha pas. Il lui suggéra de dormir un peu.

98

L’après-midi du cinquième jour après les meurtres, Barney achevait de se raser et se frictionnait les joues à l’after-shave quand il entendit des bruits de pas sur son palier. Il était presque l’heure de partir au travail.

On frappa énergiquement à la porte. Margot Verger. Elle était chargée d’un grand sac à main et d’une sacoche.

— Salut, Barney.

Elle paraissait fatiguée.

— Hé, Margot ! Entre.

Il l’invita à s’asseoir à la table de la cuisine.

— Un coca?

A ce moment-là, il se rappela que Cordell s’était retrouvé la tête dans le frigidaire et il se mordit la langue.

— Non merci.

Il s’assit en face d’elle. Margot observa ses bras avec l’œil d’une rivale en body-building, puis le dévisagea.

— Tout va bien, Margot?

— Je crois, oui.

— On dirait que tu n’as pas de souci à te faire… Enfin, d’après ce que je lis dans les journaux.

— Des fois, je repense aux discussions qu’on avait tous les deux, Barney. Je… je m’étais dit que tu ferais peut-être signe.

Lui, il se demandait si le marteau était dans son sac, ou dans la sacoche.

— Signe ? Ouais, ça m’est arrivé d’avoir envie de savoir comment tu allais, si tout allait bien… Mais rien d’autre, hein. Pas pour demander quoi que ce soit. On est potes, Margot.

— C’est juste que, tu vois, on s’inquiète toujours pour un petit détail qui aurait échappé… Quoique je n’aie rien à cacher, moi.

Il comprit alors qu’elle avait obtenu le sperme. C’était lorsque la grossesse serait officielle, si elles y parvenaient, que Barney la préoccuperait vraiment.

— Enfin, je veux dire que ça a été un vrai don du ciel, sa mort… Je ne vois pas pourquoi raconter des bobards là-dessus.

A la vitesse de son débit, Barney sentit qu’elle était en train de rassembler ses forces.

— Finalement, je ne serais pas contre un coke, reprit-elle.

— Okay, mais avant, laisse-moi te montrer quelque chose qui va t’intéresser. Crois-moi, ça peut te libérer de tous tes tracas et ça te coûtera pas un rond. J’en ai pour une seconde, attends.

Il attrapa un tournevis dans un pot rempli d’outils qui se trouvait sur le plan de travail. C’était possible sans tourner tout à fait le dos à sa visiteuse.

Il y avait apparemment deux boîtiers électriques au mur de la cuisine mais, en réalité, dans ce vieil immeuble, l’ancien compteur n’avait pas été démonté et seul celui de droite fonctionnait.

Obligé de se retourner entièrement cette fois, Barney se hâta d’ouvrir le boîtier de gauche. Il pouvait maintenant la surveiller dans le miroir scotché à l’intérieur du battant. Elle venait de plonger la main dans son sac. Et elle ne l’en retirait pas.

Après avoir enlevé quatre vis, il ôta le panneau de fusibles déconnectés, atteignant la cavité dans le mur. Il en sortit avec précaution une pochette en plastique.

Il entendit la respiration de Margot s’altérer lorsqu’il sortit l’objet qu’il contenait. Une face patibulaire devenue célèbre : le masque-muselière que le docteur Lecter avait été contraint de porter à l’asile pour qu’il ne morde pas ceux qui l’approchaient. C’était la dernière et la plus recherchée des pièces de la réserve de raretés lectériennes que Barney s’était constituée.

— Waouhh…

Il déposa le masque retourné sur une feuille de papier paraffiné, juste sous le plafonnier. Le docteur Lecter n’avait jamais été autorisé à nettoyer sa muselière, Barney ne l’avait pas oublié. Une croûte de salive séchée recouvrait l’ouverture buccale ; trois cheveux étaient encore pris dans les attaches latérales, arrachés au cours d’une des manipulations.

Il jeta un coup d’œil à Margot. Elle se tenait tranquille, pour le moment.

Barney alla chercher dans le placard le kit d’auto-prélèvement qu’il avait pris à l’hôpital. La petite boîte contenait des écouvillons, des curettes, une fiole d’eau déminéralisée et des flacons vides.

Avec le plus grand soin, il préleva quelques paillettes de salive séchée sur le masque, les glissa avec l’écouvillon dans un flacon, et retira les trois cheveux pour les placer dans un autre.

Puis il scotcha leurs bouchons après avoir délibérément appuyé ses deux pouces sur le ruban adhésif, y laissant des empreintes digitales bien nettes, et tendit le tout à Margot dans une autre pochette plastique.

— Admettons que j’aie des ennuis, que je panique et que j’essaie de te balancer… Admettons que je veuille raconter aux flics des choses à ton sujet pour essayer de me tirer d’un sale pas. Là, tu as la preuve que j’ai été au moins complice du meurtre de Mason Verger, ou même que c’est moi l’auteur. Et je te fournis ici tout l’ADN qu’il te faut, en tout cas.

— Ils te fileront l’immunité avant même que tu mouchardes.

— Pour préméditation peut-être, mais pas pour avoir participé physiquement à un crime qui a fait tant de raffut. Ou plutôt ils me la promettront pour me baiser dès qu’ils penseront avoir obtenu tout ce que je pouvais leur dire. Et me baiser méchamment, pour la vie. Voilà, la décision est entre tes mains.

Barney n’en était pas absolument convaincu, mais il se trouva tout de même assez persuasif.

Elle pouvait également laisser l’ADN de Lecter sur le corps inanimé de Barney, ce dont ils étaient tous deux très conscients.

Elle garda ses yeux d’un bleu implacable sur lui, pendant un moment qui lui parut très long. Enfin, elle déposa la sacoche sur la table.

— Plein de fric ici. De quoi aller voir tous les Vermeer de la planète. Une seule fois, tout de même ! — Elle semblait étonnamment heureuse soudain, presque étourdie de bonheur. — Bon, faut que j’y aille, j’ai le chat de Franklin en bas dans l’auto. Ils vont venir à la ferme dès que le petit sortira de l’hôpital, lui, sa belle-mère, sa sœur Shirley et un dénommé Stringbean et Dieu sait qui encore… Il m’a coûté cinquante dollars, ce foutu matou ! En fait, il vivait chez un voisin de Franklin, sous une fausse identité…