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— Vous savez, Mr Krendler ? Toutes les fois que vous m’avez lorgnée, j’ai eu la désagréable impression que j’avais fait quelque chose pour m’attirer vos regards libidineux. — Ses mains exécutèrent un lent mouvement de balancier, d’avant en arrière. — Mais non, je ne le méritais pas! Et à chaque commentaire négatif que vous avez ajouté à mon dossier personnel, j’étais furieuse, bien sûr, mais aussi je doutais de moi, je me remettais en cause un moment, et il y avait toujours cette petite démangeaison, là où une voix vous dit : « Papa sait mieux que toi… » Mais vous, Mr Krendler, vous ne savez pas mieux. Vous ne savez rien, en fait.

Elle s’arrêta pour prendre une gorgée du merveilleux Bourgogne blanc qui emplissait son verre, se tourna vers le docteur Lecter.

— Superbe. Mais à mon avis on devrait le sortir du seau à glace.

Puis, en hôtesse prévenante, elle revint à son invité.

— Vous n’êtes qu’un… mufle, annonça-t-elle d’un ton amène. Et un mufle sans le moindre intérêt, en plus. Mais assez gâché ce splendide dîner avec vous. Puisque le docteur Lecter vous reçoit à sa table, je vous souhaite bon appétit.

— Mais qui vous êtes, d’abord ? éructa Krendler. Vous n’êtes pas Starling. Vous avez la même tache sur la joue mais vous n’êtes pas Starling.

Le docteur Lecter avait ajouté des échalotes à son beurre fondu. Au moment où leur parfum pénétrant s’éleva, il compléta la sauce de câpres émincées, retira la casserole du feu et la remplaça par la sauteuse. Il prit un grand bol en cristal rempli d’eau glacée et un plateau en argent sur la desserte, les posa près de Paul Krendler. Ce dernier continuait à invectiver Starling

— A quoi une langue si bien pendue pourrait me servir, j’ai quelques idées là-dessus, mais que je vous donne du boulot, n’y comptez plus ! Qui penserait seulement à vous embaucher, d’ailleurs ?

— Je ne m’attendais pas à vous voir changer d’attitude aussi radicalement que l’autre Paul, Mr Krendler, observa le docteur Lecter. Vous n’êtes pas sur le chemin de Damas, vous. Ni même sur celui de l’hélicoptère des Verger.

Il lui retira son bandeau de jogging, comme on enlève la bande plastifiée autour d’une boîte de caviar.

— Tout ce que nous vous demandons, c’est de manifester une certaine « ouverture d’esprit »…

Avec précaution, des deux mains, il souleva la calotte crânienne de Krendler, l’installa sur le plateau et rapporta le tout à la desserte. L’incision, très nette, ne saignait pratiquement pas : les principaux vaisseaux avaient été ligaturés, les autres neutralisés par une anesthésie locale et le crâne scié à la cuisine, une demi-heure avant le début du dîner.

La méthode utilisée par le docteur Lecter pour ce faire était aussi ancienne que la médecine égyptienne, sinon qu’il avait pu profiter des avantages modernes d’une scie d’autopsie, d’un craniotome et d’anesthésiques plus puissants. Le cerveau ne ressent pas la douleur quand elle s’applique à lui-même.

Au-dessus de la boîte crânienne tronquée, le dôme de la masse cervicale, d’un rose grisâtre, émergeait nettement.

Penché sur Krendler avec un instrument qui ressemblait à une curette d’amygdalectomie, le docteur Lecter préleva une tranche de lobe frontal, une autre encore, jusqu’à en avoir retiré quatre. Les yeux de Krendler étaient levés comme s’il surveillait l’opération. Le docteur déposa les tranches dans le bol d’eau glacée, acidulée d’un jus de citron, afin d’en raffermir la chair.

— « Voudrais-tu te balancer sur une étoile ? » se mit soudain à chanter Krendler. « Remplir ta cruche de rayons de lune ? »

La gastronomie classique veut que la cervelle soit rincée, essorée et mise au frais une nuit entière pour lui donner toute sa fermeté. Il s’agit d’éviter que la pièce, exposée à l’air depuis peu, ne se désintègre en un petit tas de gélatine informe.

Avec une admirable dextérité, le docteur Lecter coucha les tranches raffermies sur une assiette, les saupoudra de farine assaisonnée puis de miettes de brioche à peine sortie du four.

Il râpa une truffe fraîche au-dessus de sa sauce, qu’il releva d’un trait de jus de citron. Il saisit rapidement les tranches, les faisant dorer de chaque côté.

— Ça sent bon ! croassa Krendler.

Après avoir dressé les filets sur des canapés, il les nappa de sauce et de lamelles de truffe. Sur les assiettes chaudes, une garniture de persil et de câpres non équeutées, ainsi qu’une fleur de capucine couchée sur un lit de cresson pour rehausser l’ensemble, vinrent compléter sa présentation.

La voix de Krendler s’éleva derrière le bouquet qui avait été replacé en écran devant lui, avec une force incontrôlée, comme c’est souvent le cas chez les sujets ayant subi une lobotomie.

— Comment c’est?

— Délicieux, vraiment, fit Starling. C’est la première fois que je mange des câpres.

Le docteur Lecter trouvait ses lèvres particulièrement troublantes sous le luisant subtil que leur donnait la sauce.

Derrière son rideau de verdure, Krendler chantonnait, pour l’essentiel des refrains de jardin d’enfants. Sa conduite l’exposait aux remontrances, mais le docteur et Starling l’ignorèrent.

Ils parlaient de Mischa.

A la faveur de leurs conversations sur le thème de la perte, la jeune femme avait appris le sort que la sœur du docteur Lecter avait connu, mais voici qu’il évoquait maintenant son possible retour en des termes pleins d’optimisme. Et en cette soirée si particulière, il ne parut aucunement déraisonnable à Starling que Mischa, en effet, puisse revenir.

Elle émit l’espoir de faire sa connaissance.

— Vous seriez même pas capable de prendre les appels à mon bureau ! hurla Krendler à travers les fleurs. Avec cette voix de connasse provinciale que vous avez.

— Attendez un peu que j’aie celle d’Oliver Twist quand je vais en demander encore ! répliqua Starling, ce qui provoqua chez Hannibal Lecter une jubilation qu’il eut du mal à contenir.

Lorsqu’ils se resservirent, le lobe frontal disparut dans son entier ou presque, pratiquement jusqu’au cortex cérébral moteur. Krendler en fut réduit à d’absurdes remarques limitées à son champ de vision immédiat et, derrière le bouquet, à la récitation ânonnante d’un long et obscène poème intitulé « Shine ».

Captivés comme ils l’étaient par leur échange, Starling et Lecter n’en étaient pas plus importunés que s’ils s’étaient trouvés près d’une table où l’on piaillait « Happy Birthday »dans un restaurant. Quand le vacarme produit par Krendler devint par trop éprouvant, le docteur Lecter finit par aller chercher son arbalète posée dans un coin.

— Je voudrais que vous écoutiez le son de cet instrument à cordes, Clarice.

Il attendit que Krendler se taise un instant pour tirer, droit par-dessus la table, à travers le grand bouquet.

— Cette fréquence très particulière de la corde d’arbalète, où que vous ayez à l’entendre encore, signifie seulement votre complète liberté, votre tranquillité et votre indépendance.

L’extrémité du trait et l’empennage dépassaient de l’arrangement floral, de leur côté. Ils s’agitaient à un rythme qui suggérait une baguette de chef d’orchestre dirigeant les battements d’un cœur. La voix de Krendler s’éteignit instantanément et, après quelques mesures, la baguette s’arrêta, elle aussi.

— C’est un en dessous du la du diapason, non ? proposa Starling.

— Exactement.

Quelques secondes plus tard, Krendler émit un gargouillement derrière les fleurs. Ce n’était qu’un spasme de la glotte provoqué par l’acidité grandissante du sang en raison de sa mort toute fraîche.