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— Contre une tueuse de flics qui avait tiré la première.

— Ça, c’est dans les films, Jack. Vous ne comprenez pas, hein ? Les gens n’ont pas vu Evelda Drumgo buter Brigham. Ils ne l’ont pas vue faire feu sur Starling la première. Si on ne sait pas ce qu’il faut regarder, ce sont des choses qu’on ne voit pas. Par contre, deux cents millions de gus, dont un dixième participe aux élections, ont parfaitement vu cette femme effondrée sur la chaussée, la tête explosée, essayant de protéger son bébé. Ne me dites pas, Jack : je sais que vous avez pensé un moment faire de Starling votre protégée. Le problème, c’est que c’est une grande gueule, et qu’elle en a braqué plus d’un contre elle, et que…

— Krendler est un fouille-merde.

— Bien, écoutez-moi, ne dites plus rien tant que je n’aurai pas terminé. Sa carrière était en bout de course, de toute façon. Elle va s’en tirer avec une mise en disponibilité permanente, dans son dossier ça n’aura pas l’air trop méchant, elle pourra retrouver du boulot sans problème. Vous, vous avez énormément apporté au FBI avec votre division. Plein de gens sont convaincus que, si vous aviez mené un peu mieux votre barque, vous seriez aujourd’hui bien plus haut que chef de département, que vous méritez beaucoup mieux. Et je serai le premier à le dire, moi. Quand vous allez partir à la retraite, vous aurez le grade de sous-directeur. C’est un engagement de ma part.

— Si je ne mêle pas de cette histoire, c’est ça que vous sous-entendez ?

— Dans le cours normal des choses, Jack ! Avec la paix dans le royaume, c’est ce qui va se passer, oui. Jack ? Regardez-moi.

— Oui, Mr Tunberry ?

— Ce n’est pas une demande que je formule, c’est un ordre : vous restez en dehors de tout ça. Ne gâchez pas tout, Jack. Des fois, dans la vie, il n’y a pas d’autre moyen que de regarder ailleurs. J’en suis passé par-là, moi aussi. Et je sais que c’est dur. Je comprends ce que vous ressentez, croyez-moi.

— Ce que je ressens ? Le besoin d’une bonne douche, tout de suite.

5

Si Starling savait tenir son intérieur, ce n’était pas pour autant une fanatique de l’ordre. La partie du duplex qu’elle occupait était toujours propre, elle pouvait y retrouver ce qu’elle cherchait, mais les piles avaient tendance à s’amonceler, linge propre pas encore rangé ou revues et journaux. Elle n’avait pas sa pareille pour repasser un chemisier à la toute dernière minute. Comme elle n’avait pas besoin de se pomponner, cependant, elle s’en tirait toujours.

Lorsqu’elle avait besoin d’un cadre plus ordonné, elle traversait leur cuisine commune pour aller passer un moment chez Ardelia. Si cette dernière était là, elle pouvait bénéficier de sa conversation et de ses conseils, immanquablement avisés, quoique parfois un peu trop lucides à son goût. Quand Ardelia n’était pas là, il était entendu entre elles que Starling avait tout loisir de demeurer un moment dans l’univers impeccable de Mapp, à condition qu’elle n’y laisse rien. Ce jour-là, c’est chez Ardelia qu’elle était venue s’asseoir un instant.

C’était le genre d’appartement qui paraît sans cesse habité par son occupant, qu’il s’y trouve ou non. Starling garda les yeux fixés sur la police d’assurance-vie de la grand-mère d’Ardelia, accrochée au mur dans un cadre bricolé tout comme elle l’avait été dans la ferme en location de ladite grand-mère, puis dans l’HLM de banlieue où Ardelia avait grandi. Son aïeule, qui avait réussi à économiser pièce par pièce les versements sur ce que lui rapportaient les légumes et les fleurs de son jardin quand elle les vendait au marché, avait été en mesure d’emprunter de quoi aider sa petite-fille à poursuivre des études supérieures. Il y avait aussi une photo de cette vieille dame menue en habits du dimanche, regardant l’objectif sans même tenter un sourire, ses yeux noirs empreints d’une sagesse ancestrale sous le bord de son chapeau de paille.

Ardelia était très consciente de son passé et elle y puisait une force renouvelée chaque jour. Starling aurait aimé éprouver la même chose, maintenant, reprendre ses marques. A Bozeman, l’orphelinat luthérien où elle avait été placée lui avait assuré le gîte, le couvert et un certain modèle de vie, mais c’était dans son sang, ses origines, qu’elle devait chercher la réponse aux questions qui l’assaillaient à présent.

Comment est-on équipé pour la vie lorsqu’on vient d’une bourgade de petits Blancs où les effets de la Dépression se faisaient encore sentir jusque dans les années 50 ? Lorsque, arrivé au campus, on est rapidement catalogué parmi les « pedzouilles », les « pouilleux » ou, avec condescendance, les « prolos » ? Lorsque même le gratin social du Sud, qui dans son système de valeurs réactionnaires se pique de mépriser le travail physique, traite vos semblables de « ploucs » ? Dans quelle tradition trouver un exemple ? En se vantant de la raclée reçue par les troupes du Nord à cette fameuse bataille de Manassas ? En proclamant que son arrière-arrière-grand-père avait été du bon côté de la barricade à Vicksburg ? En jurant que Shiloh, dans le Tennessee, restera malgré tout Yazoo City à jamais ?

Non, il est bien plus honorable et raisonnable d’avoir réussi à s’en tirer après, dans les décombres de la guerre de Sécession, en s’échinant sur vingt malheureux hectares avec une vieille mule. Mais cela, il faut être capable de s’en rendre compte par soi-même, car personne ne vous le dira.

Starling avait réussi son entrée au FBI parce qu’elle était le dos au mur, de toute façon. Elle avait passé la majeure partie de sa vie dans des institutions, en respectant leurs règles du jeu et en se battant pour y survivre. Elle était toujours allée de l’avant, obtenant des bourses, s’intégrant aux équipes. L’impasse dans laquelle elle se retrouvait après un si brillant début au FBI était pour elle une expérience aussi inédite que douloureuse. Elle s’y débattait comme une abeille prise dans une bouteille.

Elle avait quatre jours pour pleurer John Brigham, tué sous ses yeux. Longtemps auparavant, Brigham lui avait demandé quelque chose qu’elle avait refusé. Puis il lui avait proposé qu’ils soient amis, en toute sincérité, et cette fois elle avait dit oui, de tout son cœur.

Elle devait aussi arriver à admettre qu’elle avait elle-même abattu cinq personnes au marché Feliciana, ce jour funeste. L’image du petit voyou au torse comprimé entre deux voitures continuait à la harceler.

Une fois, pour soulager sa conscience, elle était allée voir le bébé d’Evelda à l’hôpital. Sa grand-mère était là, elle s’apprêtait à le ramener chez elle. Elle avait aussitôt reconnu Starling, dont la photo venait d’occuper tant de place dans les journaux. Sans un mot, elle avait confié l’enfant à une infirmière et, avant même que Starling ne comprenne ce qui arrivait, elle l’avait giflée violemment sur sa joue blessée. Starling n’avait pas répliqué, mais elle l’avait immobilisée en la plaquant sans ménagement contre la vitre de la clinique jusqu’à ce qu’elle cesse de lutter, le visage pressé contre le carreau couvert de buée et de salive. Le sang coulait dans le cou de Starling, la douleur l’étourdissait. Elle s’était fait à nouveau suturer l’oreille aux urgences et s’était abstenue de porter plainte, mais un employé de l’hôpital avait vendu l’histoire au Tattler pour trois cents dollars.

Elle avait dû s’exposer aux regards à deux reprises encore, la première fois pour organiser les obsèques de John, la seconde pour assister à sa mise en terre au cimetière national d’Arlington. Brigham n’ayant pratiquement gardé aucun contact avec sa famille, peu nombreuse et dispersée, il avait désigné Starling pour cette tâche dans ses dernières volontés.