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Son visage avait été tellement abîmé qu’il avait fallu l’inhumer dans un cercueil fermé, mais Starling avait veillé à son apparence : pour le dernier hommage, sa dépouille était sanglée dans l’uniforme bleu des Marines avec sa Silver Star et ses autres décorations. Après la cérémonie, le supérieur de Brigham avait remis à la jeune femme une boîte qui contenait ses armes personnelles, ses insignes et certains objets qui avaient jadis trôné sur son bureau en désordre, parmi lesquels un absurde coq de girouette buvant dans un verre.

Elle se trouvait désormais à cinq jours d’une confrontation officielle qui risquait de marquer la fin ignominieuse de sa carrière. A l’exception d’un message laissé par Jack Crawford, sort téléphone professionnel restait silencieux. Et Brigham n’était plus là pour parler un peu…

Elle consulta son délégué du personnel au FBI. Tout ce qu’il trouva à lui conseiller fut d’éviter de porter des boucles d’oreilles trop voyantes ou des chaussures trop ouvertes lors de sa comparution.

Tous les jours, la presse et les télévisions revenaient sur la mort d’Evelda Drumgo et retournaient cette histoire dans tous les sens, comme un chat s’acharne sur une souris. Et dans l’appartement immaculé d’Ardelia, Starling essayait de réfléchir.

La tentation de tomber d’accord avec ceux qui vous attaquent, de quémander leur approbation, est un ver qui peut vous ronger jusqu’à vous détruire.

Un bruit insolite vint troubler sa concentration.

Elle cherchait à se rappeler mot pour mot ce qu’elle avait dit dans la fourgonnette. Avait-elle trop parlé ?

Ce bruit, encore.

Brigham lui avait demandé de briefer les autres à propos d’Evelda. Avait-elle exprimé sans le vouloir une certaine hostilité à son encontre, induit un jugement qui…

Ce bruit. Soudain, elle se rendit compte qu’on sonnait à sa porte. Un journaliste, sans doute. Mais elle attendait aussi une assignation administrative. Écartant à peine les rideaux de chez Ardelia, elle aperçut le postier qui regagnait déjà son camion. En hâte, elle alla lui ouvrir et lui fit remonter le perron, prenant soin de tourner le dos à la voiture de presse qui la guettait de tous ses objectifs de l’autre côté de la rue lorsqu’elle signa le reçu. Une enveloppe mauve, d’un beau papier de lin à reflets soyeux. Aussi préoccupée qu’elle ait été, la texture éveilla un vague souvenir en elle. Une fois à l’abri derrière la porte, elle examina son adresse. Une ronde impeccable. Au milieu de l’inquiétude constante qu’elle éprouvait ces derniers temps, un signal d’alarme retentit en elle. Elle sentit son ventre se contracter comme si des gouttes d’eau froide étaient tombées dessus.

Tenant l’enveloppe par un coin entre ses doigts, elle alla à la cuisine, sortit de son sac une paire de gants en latex réglementaires qu’elle gardait toujours avec elle, déposa la lettre sur la table et entreprit de la palper prudemment. Malgré l’épaisseur du papier, elle aurait été en mesure de détecter un détonateur à retardement miniature relié à une feuille d’explosif C4. Selon les règles, elle aurait dû la confier aux services compétents pour qu’elle soit passée aux rayons. En l’ouvrant tout de suite, là, elle risquait des ennuis. Oui. Et alors ?

Elle ouvrit l’enveloppe avec un couteau de cuisine, en retira un seul feuillet d’une riche texture. Sans même regarder la signature, elle sut immédiatement qui était l’expéditeur.

Chère Clarice,

J’ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique. La mienne ne m’a jamais préoccupé le moins du monde, n’était l’inconvénient de la vie carcérale, mais vous n’avez sans doute pas le même recul…

Au cours de nos discussions dans mon cachot, il m’est clairement apparu que votre père, le veilleur de nuit défunt, occupait une place prépondérante dans votre système de valeurs. Je pense que le fait d’avoir mis fin à la carrière de couturier de Jame Gumb vous a surtout comblée parce que vous pouviez imaginer votre géniteur réalisant cela à votre place.

Mais voici que vous n’êtes plus en odeur de sainteté au FBI. Y avez-vous toujours fantasmé la présence de votre père au-dessus de vous, chef de département ou — mieux encore que Jack Crawford — sous-directeur observant vos progrès avec fierté ? Et maintenant, l’imaginez-vous empli de honte et de désarroi par l’opprobre qui vous écrase ? Par la piteuse conclusion d’une carrière qui s’annonçait pourtant si prometteuse ? Envisagez-vous d’en être réduite à l’abjecte servilité dans laquelle votre mère est tombée après que des drogués eurent réglé son compte à votre « petit papa » ? Alors ? Votre échec va-t-il rejaillir sur eux ? Les gens resteront-ils à jamais abusés par l’idée que vos parents n’ont jamais été rien d’autre que des petits Blancs pouilleux? Dites-moi ce que vous en pensez sincèrement, agent Starling.

Méditez un instant avant que nous ne poursuivions…

Et maintenant, je vais vous révéler une qualité qui peut vous aider dans l’avenir : vous n’êtes pas aveuglée par les larmes, vous pouvez lire dans les oignons.

Voici un petit exercice que vous trouverez sans doute plein d’utilité. Je veux que vous l’accomplissiez avec moi, immédiatement. Disposez-vous d’un poêlon en fonte à portée ? Vous, une rustique fille du Sud, le contraire me semblerait inconcevable. Alors, placez-le sur la table de la cuisine et allumez le plafonnier.

Ardelia, qui avait hérité du poêlon traditionnel de sa grand-mère, s’en servait très souvent. Le fond noir, lustré, n’avait jamais eu besoin d’être effleuré par un quelconque détergent. Starling le posa devant elle sur la table.

Regardez dedans, Clarice. Penchez-vous et observez. S’il s’agit de celui de votre mère, ce qui me paraît très possible, ses molécules contiennent encore l’écho de toutes les conversations qui se sont déroulées autour de lui. Tout, les confidences, les mesquines disputes, les révélations assassines, l’annonce brutale de la catastrophe, les grognements et la poésie de l’amour.

Regardez, Clarice. Regardez dans le poêlon. S’il est convenablement récuré, il doit être comme un sombre étang, n’est-ce pas ? La même impression que de se pencher sur un puits: vous ne trouvez pas votre reflet exact au fond, non, mais vous vous y distinguez tout de même, pas vrai ? Avec la lumière derrière, on vous croirait grimée en Noire, la couronne électrique de votre chevelure embrasée.

Nous ne sommes tous que du carbone dérivé, Clarice. Vous, et le poêlon, et votre cher papa dans sa tombe, aussi raide et froid que cet ustensile de cuisine. Tout est encore là, il suffit d’écouter. Que disaient-ils vraiment, vos si méritants géniteurs, qui étaient-ils en réalité, dans la réalité de souvenirs concrets, non dans les illusions qui oppressent votre cœur ?

Pourquoi votre père n’était-il pas shérif adjoint, bien vu des magistrats et de leurs laquais ? Pourquoi votre mère a-t-elle dû nettoyer des chambres de motel afin d’assurer votre subsistance, même si elle n’a pas été capable de s’occuper de vous jusqu’à ce que vous voliez de vos propres ailes ?

Quel est le souvenir le plus vivace que vous gardiez de leur cuisine ? Pas de l’hôpital, non. De la cuisine.

Ma mère essuyant le sang sur le chapeau de mon père.

Quel est votre meilleur souvenir de la cuisine ?