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Mon père pelant des oranges avec son vieux couteau au bout cassé et partageant les quartiers avec moi.

Votre père était un vulgaire veilleur de nuit, Clarice. Et votre mère une bonniche.

Une belle carrière au service de l’État, était-ce votre ambition, ou la leur ? Jusqu’où votre père aurait-il eu à courber l’échine pour se plier aux diktats d’une bureaucratie rancie ? Combien de fessiers aurait-il dû lécher ? L’avez-vous jamais vu ramper, flagorner?

Vos supérieurs, Clarice, ont-ils déjà fait preuve d’un quelconque sens moral ? Et vos parents ? Et si c’est le cas, partageaient-ils les mêmes valeurs, les uns et les autres ?

Regardez dans le poêlon et racontez-moi. Regardez dans la fonte, elle est intègre, elle. Avez-vous déçu vos parents disparus ? Auraient-ils voulu que vous léchiez des bottes ? Quelle était leur conception de la force de caractère ?

Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. L’ennemi est mort, l’enfant épargné. Vous êtes une guerrière.

Les éléments chimiques les plus stables, Clarice, se trouvent au milieu du tableau périodique des éléments. Entre le fer et l’argent, en gros.

Entre le fer et l’argent. Je crois que cela vous convient bien.

Hannibal Lecter.

P-S. : Vous me devez encore des informations à votre sujet, savez-vous ? Dites-moi si vous vous réveillez toujours la nuit en entendant les agneaux pleurer. Un dimanche quelconque, publiez une annonce dans les messages personnels de l’édition nationale du Times, de l’International Herald Tribune et du China Mail. Adressez-la à A.A. Aaron, de sorte qu’elle figure en tête de liste, et signez Hannah.

Tout en lisant ces mots, Starling les entendait prononcés par cette même voix qui l’avait jadis raillée, agressée, poussée dans ses derniers retranchements, qui lui avait ouvert l’esprit au sein des ténèbres du quartier de haute sécurité, à l’asile de fous, quand elle avait dû troquer son intégrité contre des renseignements cruciaux que Lecter détenait sur le compte de « Buffalo Bill ». L’âpreté métallique de cette voix qui avait perdu l’habitude de s’élever résonnait encore dans ses rêves. Dans un coin du plafond, une araignée avait tissé une toile toute fraîche. Starling la contempla, tandis que ses pensées oscillaient entre soulagement et tristesse, tristesse et soulagement. Soulagée par l’aide apportée, l’espoir d’une guérison. Soulagée et triste de voir que l’agence de réexpédition postale utilisée par le Dr Lecter à Los Angeles devait compter un employé peu scrupuleux parmi son personnel : il y avait une étiquette d’affranchissement, cette fois. Jack Crawford allait être ravi par cette lettre, tout comme la direction des postes et le laboratoire d’analyses.

6

La chambre dans laquelle Mason passe sa vie est silencieuse, et cependant animée de sa propre respiration : le chuintement rythmé du poumon artificiel qui lui donne son souffle. Tout est obscur à l’exception du grand aquarium faiblement éclairé où une anguille exotique s’enroule et se déroule en un huit interminable dont l’ombre se déplace comme un ruban énigmatique sur les murs.

Les cheveux de Mason sont ramassés en une natte épaisse qui repose sur le couvercle du poumon artificiel dans lequel son torse est emprisonné. Un assemblage de tuyaux est accroché devant lui, suggérant quelque étrange flûte de Pan.

Sa langue acérée jaillit d’entre ses mâchoires et s’entortille autour de l’extrémité d’un tube tandis qu’il aspire une nouvelle bouffée d’oxygène. Aussitôt, une voix s’élève du hautparleur fixé à côté de son lit surélevé :

— Oui, monsieur?

— Le Tattler.

Les consonnes initiales sont gommées, mais la voix est puissante, profonde. Une voix de présentateur de radio.

— Eh bien, en première page, il y a…

— Pas besoin de me le lire. Envoyez-moi ça sur l’écran.

Son élocution n’est qu’un amas de voyelles.

Un énorme moniteur suspendu au mur se met à grésiller. Ses reflets d’un bleu-vert tournent au rose quand le gros titre rouge du Tattler s’affiche : « L’Ange de la mort : Clarice Starling, la machine à tuer du FBI. » Le temps de trois lentes respirations du poumon d’acier, Mason visionne l’ensemble de l’article.

Il peut agrandir les photographies sur l’écran, en cliquant avec l’unique main qui émerge des couvertures, une araignée de mer blafarde qui se meut plus sous l’action pénible des doigts que par la volonté de son bras atrophié, l’index et le majeur palpitant telles des antennes pour suppléer sa vision déficiente, pendant que le pouce, l’annulaire et l’auriculaire font office de pattes tâtonnant après la télécommande.

Mason a du mal à lire. Collé à son unique œil, un monocle électrique émet un bref sifflement toutes les trente secondes lorsqu’il vaporise de sérum son globe oculaire privé de paupière, opération qui brouille souvent le verre grossisseur. Il lui faut une bonne vingtaine de minutes pour parvenir au bout du reportage et de l’encadré.

— Envoyez la radio, commande-t-il, quand il a terminé.

Après un blanc, un cliché aux rayons X apparaît sur l’écran. C’est une main, visiblement endommagée. Un autre plan lui succède, avec tout le bras cette fois. Une flèche collée sur le tirage pointe une ancienne fracture à l’humérus, à mi-chemin entre le coude et l’épaule.

Mason le contemple longuement avant de croasser :

— La lettre, maintenant.

Une écriture cursive envahit le moniteur, amplifiée jusqu’à l’absurde.

« Chère Clarice, j’ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique… » Sous le seul rythme des mots, de vieux souvenirs remontent en lui et tout se met à tourner, le lit, la chambre. Ils arrachent la croûte de ses rêves innommables, précipitent les battements son cœur jusqu’à le faire manquer d’air. Percevant son excitation, l’appareil respiratoire accélère ses pulsations.

Par-dessus le poumon d’acier, il déchiffre péniblement, comme s’il lisait un livre sur un cheval au trot. A la fin, il ne peut pas fermer son œil de cyclope, mais son esprit abandonne l’effort de la vision pour réfléchir. La machine se calme peu à peu. Il souffle à nouveau dans son tuyau.

— Monsieur ?

— Passez-moi Vellmore, sur le casque. Et coupez le hautparleur.

— Clarice Starling, ahane-t-il dans la bouffée d’air que lui procure l’appareil.

Le nom ne comporte pas de consonne explosive, il l’a très bien prononcé. Tous les sons y étaient. En attendant la communication téléphonique, il s’assoupit un instant, alors que l’ombre de l’anguille rampe sur ses draps, son visage, ses cheveux nattés.

7

Buzzard’s Point, la Pointe du Busard, le siège du FBI pour le district de Columbia et Washington, tire son nom des charognards qui venaient s’assembler près de l’hôpital édifié sur ce site au temps de la guerre civile.

Ce jour-là, c’était une théorie de hauts fonctionnaires appartenant aux trois services officiels concernés qui s’y était donné rendez-vous pour décider du sort de Clarice Starling.

Elle était assise sur l’épaisse moquette du bureau de son chef, seule, le sang qui pulsait sous son pansement bourdonnant dans sa tête. Au-dessus de ce battement sourd, elle percevait les voix des hommes réunis dans la salle de conférences adjacente, étouffées par la porte en verre dépoli.