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Mais à moi ils n’ont rien fait. Et plusieurs jours après, Maman est venue me voir, elle m’attendait dans la salle des visites, et quand je suis arrivé, on m’a enlevé mes menottes, et moi je me suis couché par terre devant Maman et je lui ai demandé pardon. Ma cousine Parfum est venue aussi, elle est très belle dans son habit gris pour le bureau, elle est très riche, elle travaille chez un avocat. Moi j’aurais voulu sentir son parfum dans son cou mais elle n’a pas voulu que je la touche. Quand je sortirai, je serai vieux. Je regrette pour Louisa, je ne sais pas si c’était une femme ou un homme, mais elle était gentille avec moi. C’est à cause de cette ombre noire sur moi que tout ça est arrivé. J’ai demandé des nouvelles de Sans-nom, Maman me dit qu’il ne veut pas habiter ailleurs que dans le conteneur, mais tous les jours elle lui apporte son plat d’abats et aussi un peu de lait parce qu’il aime beaucoup le lait. Une bonne nouvelle c’est que le type est parti, il ne couche plus avec Maman. Elle lui a demandé de partir parce qu’il lui volait son argent. Alors c’est elle qui fait tout maintenant avec Mme Helie, tuer les poulets et la cuisine. Je n’ose pas demander des nouvelles d’Elaine. Je pense qu’elle doit être une jeune fille maintenant, je ne la reconnaîtrai pas quand je sortirai. Peut-être qu’elle a un petit ami, et qu’elle n’a plus le temps de penser à moi. Je vais apprendre à lire et à écrire ici, et je pourrai lui écrire une lettre. Voilà tout ce que j’avais à dire, et je n’ai plus rien d’autre à dire pour l’instant.

PERSONNE

sur une pensée de Ludwig Wittgenstein

Une route qui traverse le désert, qui unit le lieu que les gens fuient à celui où ils vont. Dans l’auto noire aux vitres fermées malgré la chaleur, elle conduit droit devant elle, sans regarder à gauche ni à droite, ni trop vite, ni trop lentement, comme elle en a reçu les instructions. Je crois entendre ce cœur qui bat, je crois ressentir l’oppression de ses poumons, l’étroitesse de sa gorge, la sueur qui mouille ses paumes. Je crois deviner la peur, mais peut-être est-ce une hâte que tout finisse. Que tout aille au bout, au terme qu’elle s’est fixé il y a dix ans. Sa volonté doit être une arme de fer au centre de son corps. Elle ne peut pas hésiter, elle ne peut pas retourner en arrière. Les soldats voudront t’arrêter, mais tu ne les regarderas pas, tu ne les écouteras pas, même pas leurs sommations, tu iras droit jusqu’à la porte et elle s’ouvrira pour toi comme la porte du paradis. Hier pour la première fois elle s’est donnée au garçon qui l’aime, une nuit et un jour ils sont restés dans la chambre d’hôtel, sans tirer les rideaux, sans sortir sinon pour les toilettes et la douche tiède. Sur le registre, elle a marqué ce nom : Aliyah. Ce n’est pas son nom, c’est le nom de sa sœur, mais le garçon n’a rien dit. Ils ont fait l’amour presque sans s’arrêter, sans penser au temps, sans penser au lendemain. Chaque fois qu’elle a joui, l’étoile de ma vie a gagné de la lumière, et j’ai ajouté des pierres à ma demeure. Qu’en reste-t-il maintenant ? Où suis-je allé ? Pourquoi cette voiture a-t-elle continué sa route vers la porte, sachant ce qui devait arriver ?

Venu(e) du ciel sans doute. Non pas le ciel que nous voyons, nous autres, les vivants, mais d’un autre espace, qu’on appelle parfois l’Empyrée. Illimité, indéterminé, non pas asexué, mais en formation, où tout serait double, où tout serait possible.

Avant le langage. Mais où le langage préexisterait, puisqu’il y a tout dans rien, une personne dans personne.

J’ai un désir de naître, de me former, de me fermer. Les soufis (grands poètes) disaient de Dieu qu’il avait besoin d’être connu, et que pour cela il créa le monde. Mais ce qui vient maintenant n’a pas de nom, pas d’origine, encore moins de désir, et n’existe que comme un appel, un mouvement du vide. Cela peut être un rêve, le rêve d’une femme, émanant d’elle qui déjà n’existe plus, c’est une projection, un futur. Ce qui naît d’un rêve existe, ni plus ni moins que le souvenir.

Si je rêve d’une femme aux grands yeux noirs, à la chevelure en cascade ondulée sur ses épaules, au sourire éclatant, une jeune femme bien vivante, qui aime écouter la musique des Bee Gees ou bien le raï, et je n’ai d’elle que cette phrase, écrite sur un aérogramme, cette phrase sèche et dure qui dit : « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre sœur Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. » Est-ce que cela signifie que ce n’est rien, que ce n’est personne ?

Je sais que ce qui n’existe pas encore, mais est en attente, existe déjà. L’Empyrée du ciel. J’ai dit ce nom, même si je n’en sais pas davantage. Cielo empireo, on dirait aussi l’empire du ciel. Le ciel, comme d’autres diraient Dieu. En Ouzbékistan, l’on dit Tangri Allah, Ciel-Dieu, ou Dieu du Ciel. Pour les Amérindiens, Athapascans Mohawks, Innus, le ciel est suprême, le monde animal, végétal et les hommes sont liés au ciel comme à leur père (la terre serait leur mère, mais sans doute les deux ensemble sont le principe géniteur). Alors cette vie à venir, non pas en gestation, mais l’idée de cette vie, son rêve, son désir sont encore enfouis dans les plis du ciel. Y a-t-il des plis dans le ciel ? Ce serait pour dire le cœur, l’organe, le secret. Un être qui flotte, je suis un être qui flotte, qui plane, qui rêve — pourquoi n’existerait pas le rêve d’un rêve ?