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Autre couple. À la Coop, dans les rayons cosmétique. Lui, look barbare, tatouages bleus sur sa peau blanche, cheveux roux coupés ras sur la nuque, visage cruel, un petit pirate de cinéma. Elle menue, très brune, sa peau d’ambre, sa denture éclatante, ses cheveux noirs coupés en casque d’amazone, mais elle est déjà prise, elle pousse le Caddie où est assise sa petite fille de trois ans qui lui ressemble comme un poupon ressemble à une femme. Lui, bravache, un peu en avant, comme s’il guidait, mais qu’est-ce qu’il connaît à ces shampoings, ces crèmes dermatologiques, ces faux cils et ces laits démaquillants ? Il est envoûté par la beauté de sa femme-enfant, l’amour le ronge, colères, disputes. A-t-il dit : « Si tu me quittes je te tue » ? Elle baisse la tête. Elle est soumise. Mais ses yeux disent le contraire, ils sont plus durs que toute la volonté dominatrice de son conjoint. Ensemble, tous les deux, elle et lui, ils sont à la fois faibles et forts. Rien ne leur est facile. Ils n’ont pas d’argent, pas de métier, parfois elle prend sa petite fille pour mendier sur les parkings de la Coop, puis quand elle a trois sous elle les dépense, pas pour elle, mais pour la gamine, elle lui achète des chouchous, des bonbons, des bracelets. C’est d’elle que vient la certitude, simplement parce que sa petite fille qui lui ressemble a acheté une part du futur. Sait-elle déjà que son compagnon va partir pour l’autre bout du monde, qu’il va devenir soldat, pour tuer des enfants, tuer des femmes, devenir fou ? Elle l’attendra, avec sa fille, et quand il reviendra il ne sera plus personne.

Parcours, long balancement. Ce qui n’a pas été nommé hésite entre être et n’être pas. Mais moi qui ai reçu un nom, puis qui l’ai perdu ? Le possible, non le probable. L’hypothèse, non l’improuvé. Le non encore advenu doit-il faire oublier l’inachevé ? On parle bien de futur (cette petite fille à cheval sur le Caddie de la Coop, qui rit d’un rien, sans langage et sans mémoire mais déjà si forte, sans autonomie mais c’est elle qui prévaut sur ses père & mère). Je ne puis comprendre. Je n’ai rien vécu. Je ne puis croire à un brouillard d’être, à un temps de genèse. Au contraire, ce que je veux, c’est la lumière, la lumière crue, éblouissante, tendue sur la réalité sans laisser de place au vide, sans laisser d’importance à l’ombre. Ces villes, ces routes, ces rivages, ces lacs, ces fleuves, ces montagnes sacrées, la tentation du présent est immense, donne le vertige. Il n’y a aucune mémoire, aucun regret, tout s’ouvre dans la baie du temps, une baie merveilleuse, que je voudrais habiter.

Encore un couple étrange, décidément. À première vue, elle (dans la queue du Super, mais pas vraiment, à côté, comme si elle n’était pas intéressée) se dandine et sautille sur une seule jambe comme font toutes les petites filles du monde. Elle semble âgée de douze ou treize ans. Puis elle se retourne et montre son ventre énorme, arrondi, si gonflé et pointu que ses seins s’y reposent. Elle est vraiment petite, à peine une ado, son visage enfantin au teint pâle, ses paupières fatiguées, ses cernes rouges sous les yeux, ses cheveux attachés en un chignon mal fait et sale, ses membres grêles, son cou si mince, et surtout cette dégaine maladroite et disgracieuse. Comme si elle avait emprunté le ventre de quelqu’un d’autre, de sa grande sœur, et qu’elle ne savait pas quoi en faire, qu’elle continuait ses mômeries comme si rien n’était arrivé. Non loin d’elle, dans la queue, l’homme, rien de particulier, un homme comme les autres, calme, l’air indifférent. Plutôt grand, plutôt beau gosse, il aurait pu avoir la trentaine, mener une vie normale, aimer les motos et séduire les hôtesses de l’air, étudier la mécanique, s’engager dans l’armée ou chez les pompiers, faire du sport le dimanche. Mais la jeune fille enceinte est venue lui parler — en fait elle lui a juste demandé son téléphone portable qu’elle a utilisé comme une ado, pour jouer plutôt que pour appeler, pour envoyer des messages à des amies, à sa grande sœur justement. Et le visage de cet homme à la lumière a paru plus jeune, bien qu’il portât un petit bouc vaguement blond qui lui donnait un air sérieux. Il a montré quelque chose de mal assuré, peut-être une sorte d’ennui. Peut-être était-il timide, et cela le gênait d’être dévisagé par tous ces gens du fait de la situation intéressante dans laquelle était sa petite copine (comment imaginer qu’elle fût sa femme à cet âge ?). L’homme a continué à pousser son panier de plastique contenant ses courses, des courses d’ado, des bouteilles de soda, un paquet de biscuits chocolatés, des mouchoirs en papier, sans doute une espèce de crème pour les vergetures. Il regardait ailleurs, vers la caissière, une jeune fille aussi, sans doute deux ans plus vieille que la petite fille enceinte, mais tellement différente, avec son joli minois dessiné au make-up, ses faux cils, sa chemise sexy entrouverte, et ses esclaves aux poignets et ses anneaux aux oreilles. Elle a jeté un regard rapide dans la direction du couple, vers la fille enceinte, le temps de se dire, je t’ai vue, bon sang ton ventre est énorme ! Le jeune homme a fini de payer les courses avec des billets chiffonnés qu’il a sortis de sa poche, et les voilà partis dans le hall immense et solitaire du Super, vers leur destinée.

Ils ont pris leur voiture, ils roulent sur la route déserte, le long d’un mur, la chaussée est mangée par les trous d’obus, par les crevasses, comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Là, devant la porte, ils sont descendus de voiture, pour un contrôle. Les soldats les séparent, lui par ici, elle par là avec une soldate, pour une fouille au corps. Avec tous ces attentats, vous comprenez ? La soldate soulève le T-shirt de la fille, regarde son ventre très blanc, dilaté comme un astre. Sans commentaire.

Sur la place, elle est passée avant lui, quand un bruit étrange attire son attention, un moteur lancé à fond, des pneus qui crissent, des crépitements, elle a pensé à des pétards, ou plutôt à ces boulettes explosives que les gosses jettent contre les murs au nouvel an. Des cris stridents, des cris de colère, puis l’explosion, et le souffle de la déflagration couche la jeune fille, et elle reste assise le cul dans la poussière, instinctivement elle a croisé ses bras sur son ventre, dans le silence de ses tympans enfoncés.

Il s’est passé quelque chose. Un rêve interrompu, un manque. Comment est-il possible de n’être ni d’ici ni de là-bas ? Dans ce long corridor, ni dehors ni dedans. Il y a eu une lumière autrefois, je m’en souviens. Une chaleur, un doux balancement, un bruit de vagues dans l’océan, une voix qui chantait cette vieille chanson pour dormir, les paroles claires, glissantes, avec des l et des ch, des oum et des lim, des traits, des arcs et des cercles. Cela s’écrivait dans un ciel privé, un ciel rose qui serre, entoure et rassure. Où est-ce parti ? Pourquoi cela m’a-t-il abandonné ?

Une brisure, une fracture, et toute la substance de vie s’est enfuie dans l’espace, ne laissant que le froid de l’infini.

L’esprit flotte dans l’air, va de l’une à l’autre avec son vol de papillon fou, de papillon ivre de lumière. Ici et là. À la recherche d’une source, d’un bassin, d’une paroi où s’accrocher, d’une rosée à boire, d’un ru de sang à capturer. Que sais-je du monde ? Il est sourd et aveugle, avec seulement par instants ces lueurs rouges qui étoilent la nuit, des braises ténues comme des lucioles, vacillantes comme des bouts de cigarettes allumés, et l’épaisseur du silence se troue par endroits d’un appel, une vibration, non pas sourde et lente mais aiguë, oh si aiguë, cela me fait mal jusqu’au cœur (façon de parler), cela fait tchîîîîî, non plutôt wîîîîî. Tout le reste est lointain, lent et lointain, n’a pas d’importance, des images, juste un peu de brillance, du strass pour accréditer la réalité, un léger battement d’artères.