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L’être rôde, non pas doucement, joliment, comme on dirait des anges, calmes et joufflus, avec ces fossettes aux coudes et au bas des reins, ces petites mains, petits pieds, ces sourires enjôleurs. Non, l’être est violent. Intelligent, précis, sans illusion, sans indulgence. Cherche le pli pour s’accrocher, le ventre, le nombril qui deviendra son œil, son point de départ. Ne connaît pas de langue, l’être. Les mots lui seraient une faiblesse. Les mots seraient une chanson, une berceuse. Ralentiraient son vol, gêneraient sa progression, s’interposeraient entre l’être et le monde.

Moi aussi je ressens le désir d’être connu. Pourquoi pas ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi ces outils de chirurgien veulent-ils m’arracher, comme si j’étais une excroissance, une tumeur maligne, une dent abîmée, une épine empoisonnée, un corps étranger dans la chair des vivants ? Pourquoi ? Mais l’être ne pose pas de questions. Questionner serait avouer, serait se retourner, regarder le passé. Seul le présent, seul l’avenir. Ce temps, et nul autre. Dans ce Super, sur cette route, dans la pluie torrentielle sur la rue en pente, dans cette voiture noire aux vitres teintées, dans cette chambre d’hôtel aux rideaux tirés sans voir le jour ni la nuit, n’importe. Mais pas ici. Pas tout de suite.

Où suis-je ? Qui sont ces gens ? Dans cette campagne laide, dans la chaleur qui monte de l’asphalte, dans ce nuage de pluie qui aussitôt s’évapore, dans le bruit des moteurs qui bouent sur l’autoroute, dans ce parking en ruine envahi par les naufragés, les voyageurs qui s’abritent à l’ombre des voitures quand les arbres sont morts depuis longtemps. Des noms, Jénine, Alcantara, Algésiras, Kandahar, Cartagena. Pourquoi n’ai-je pas de nom ? Pourquoi ne me voient-ils pas ? Un nom, juste un nom pour me conquérir, pour me donner asile, pour m’ouvrir les bras d’une famille, pour mes sœurs et mes frères les vivants ! Nolen, Alan, Liam, Ralia, Layla, Rama. Un nom qui glisse et résonne, un nom pour un enfant aimé, perdu et retrouvé, un enfant de l’amour.

Je me souviens. Où était-ce ? Je me souviens d’une lumière, une lueur aveuglante du soleil dans le désert, une route. Quand était-ce ? Est-ce que « quand » signifie quelque chose quand on n’est pas ? Le temps est l’affaire des vivants. Le temps commence avec la vie. Tu nais, et le temps compte à rebours. Le temps conduit à la fin. Mais pour moi qui n’ai pas vécu. Une route sans fin, un désert sans fin, la lumière d’un terrible soleil qui pèse sur mes yeux sans paupières. Je me souviens… Rien. Pas de voix, pas de visage. Pas de nom, jamais de nom. « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. Août 1992. » Ce n’est pas moi, ce n’est pas mon nom, ce n’est qu’une phrase qui traîne sur un bout de papier jauni, écrite à la plume d’une encre que le temps a rouillée, jusqu’à manger le papier. Je ne connais rien d’autre que cette route, dans ce désert brûlant, ce soleil aveuglant, cette porte entourée de fil rasoir. Celle qui m’emporte, cette femme au lent, lourd balancement, à gauche, à droite, en avant, en arrière. Cette femme sans visage. Cette femme à la fois morte et vivante. Elle n’a pas de nom. Elle est le ciel Empyrée, le plus secret, le plus haut, le plus caché des ciels. Une nappe cotonneuse glisse éternellement au-dessus de la terre et de la mer. C’est ma mère qui respire en moi, qui bat son cœur en moi, qui frissonne son eau douce en moi, qui chante sa chanson à dormir en moi, donne sa caresse en moi de ses mains longues et chaudes sur la peau de son ventre, la musique de sa voix entre en moi par les fibres de son corps, et le rythme des vagues, le plaisir des mots autour de moi, en moi, jusqu’à ses rêves qui s’enroulent en moi. Le plaisir de son sexe qui ajoute des étincelles à ma vie, qui va faire de moi une étoile éternelle.

Comme je voudrais que cela ne cesse pas, dure toujours, ne s’en aille jamais pour n’avoir jamais à revenir. Mais cela ne se peut pas. Cela est rompu, je demande pourquoi, je crie en silence pour savoir pourquoi. Je suis près de la peau de l’être, je devine ce qu’il y a de l’autre côté mais je ne puis franchir le seuil. C’est une porte interdite, elle ne s’ouvrira pas, elle ne s’ouvrira plus jamais. Ce qui m’entoure n’a pas de nom, c’est l’ombre d’une présence, la rumeur du non-être. Non plus un frôlement, un battement d’ailes, mais un tremblement, la peur, l’horreur, le froid, malgré le soleil, malgré le désert qui s’embrase. Non plus la nuit douce où rayonnent les astres, ces ventres pleins, tièdes, rougeoyants. Non plus l’éclat de la beauté quand un des astres se décroche de la voûte et tombe sur la terre en traçant une ligne de feu qui reste dans la mémoire.

Je vois cette terre âpre et brûlée, et sur la terre une femme étendue, le visage tourné dans le sable. Elle est nue de la ceinture jusqu’au bout des orteils, sur sa peau jadis ambrée la mort a laissé des taches sombres, bleutées comme des tatouages, elle ressemble à une noyée sur une plage. Sa vulve est vrombissante de mouches dorées. Non loin d’elle, les bottes des soldats ont laissé des traces dans la clairière, l’armée de violeurs, les assassins. Je crois entendre le bruit de leurs pas, un cliquetis d’armes peut-être, des détonations sèches, des cris, des éclats de rire. Un braiment d’âne non loin.

Est-ce ici que je suis né(e), non pas venu(e) au monde mais né(e) au ciel, comme disent les Mexicains des enfants mort-nés ?

Pas même né(e), n’ayant pas tué ma mère à ma naissance, mais jeté(e) au néant, à la terre, à la fosse, arraché(e) à l’air. Excisé(e) du temps, pour toujours dans le ciel cotonneux où mon nom est personne.

Avec cette rage qui ne se guérit pas, une vengeance sans objet, un règlement sans commencement ni fin. Il y a eu un crime, je le sais. Les assassins sont en liberté. Ils ont tué une femme, ils l’ont laissée sur la terre, ils sont partis. Et l’esprit n’a pas trouvé son corps, n’a pas choisi son âme, l’esprit s’est perdu loin du monde. Une lumière s’est éteinte avant même d’avoir brillé, il n’y a pas eu d’astre se décrochant de la voûte et traçant sa route fulgurante. Rien. Le ciel Empyrée n’est pas le séjour des anges et des djinns, des héros et des houris, des martyrs dans leur gloire. C’est un lieu de manque, de désir inassouvi, de tristesse. C’est un ciel de pierre parcouru par le vent du vide. Où s’abriter ? Où se lover, tout doux, dans quel ventre ? Quel repli ?

Alors je sens de la haine. Je veux me battre contre les inconnus qui ont tué ma mère. Au jugé, à grands coups de sabre, à grands coups de lance. Mes ennemis sont cachés dans les recoins, dans les caves, dans les combles. Ils ne me voient pas, ils ne m’entendent pas. Mais ils savent que je suis là. Juste un souffle froid sur leur nuque. Ils s’arrêtent et se retournent, ils cherchent du regard… Personne.

Je me souviens. Une grande déchirure. Un éclair, un fracas, l’espace d’un instant, ça n’était rien au regard de l’immensité du cosmos. Mais sur la route droite qui traverse le désert, le long fleuve immobile qui unit l’endroit d’où l’on fuit et l’endroit où l’on va, le temps s’est arrêté sur ce jour et cette heure et cette seconde, 22 août 2002, 13 heures 12 minutes et 59 secondes. Le temps s’est arrêté à une touffe d’agaves, au terrier d’un lézard, à la vieille boîte de conserve rouillée dans le sable, au rapace qui vole à la droite du soleil.

Je me souviens comme si j’avais eu une vie. Le jaillissement vers le ciel, les tôles froissées, envolées comme de simples feuilles de papier dans le vent, le verre brisé en milliers de diamants qui s’incrustent dans l’asphalte, la nappe irisée qui emplit le talus et s’enflamme, le bruit déchirant, le ciel qui se rompt en deux, et le sang, tout ce sang qui noie la gorge et que boit la terre, le sang caillé sur les morceaux de métal et sur les banquettes de similicuir, sur le tableau de bord et sur le volant. Le corps brisé de cette femme, que les ambulanciers emportent sur leur civière, après l’avoir pudiquement recouvert d’une espèce de couverture brillante. Sur la terre on a ramassé les corps, le soldat arrivé hier et le vieux baroudeur, un couple sans nom, une fille-mère. Puis tout s’efface, et au ciel le vent du vide ne souffle pas moins fort.