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Tout d’un coup elle se plie sur elle-même, elle reçoit un coup à l’épigastre. Elle ne s’y attendait pas, le souvenir revient avec violence, la submerge, la fait étouffer. Elle geint un peu, elle sent les larmes qui montent de tout son corps et débordent de ses paupières, coulent dans sa bouche. Avec Samuel, ils sont sur cette route qui serpente dans la brume le long de la mer du Nord, à travers des collines d’eulalies. Elle se souvient, elle ne connaissait pas leur nom, elle appelait ça des herbes, et Samuel avait expliqué, il avait même donné le nom latin, ce sont des plantes de la Chine ou du Japon. Eulalie, elle aimait bien ce nom très doux. Samuel a arrêté la voiture dans une clairière, au bout d’un chemin de terre. À travers le pare-brise piqué de gouttelettes, ils regardent ensemble les écharpes de brume qui circulent au ras des plantes. La lueur du jour qui se lève éclaire le ciel d’un éclat multiplié par les gouttes de rosée. Les hautes tiges sont immobiles, légères, fusantes, exultantes. Il n’y a pas un bruit. Ujine entend la vibration de son cœur, et elle pose son oreille sur la poitrine de Samuel pour écouter le rythme qui bat à la même cadence, un coup court, un coup long… C’est un moment de bonheur comme elle croit n’en avoir jamais connu avant. Elle pense à toutes ces années de solitude, à la mort de sa mère à l’hôpital, à l’angoisse de devoir travailler, de devoir trouver une place dans le monde. Elle ne dit rien, lui aussi se tait, elle sait qu’elle l’aime et qu’il l’aime, elle en est sûre, rien ne pourra jamais effacer cet instant, hors du monde, hors du temps.

Ce n’est pas le souvenir qui la submerge. C’est une sensation enfouie depuis l’enfance, une brûlure, une souffrance, une joie, une remontée du tréfonds. C’est relié à la vie qui est installée dans son ventre, cette chose qui s’accroche à elle et lui donne le vertige.

Ujine est debout maintenant au bord du précipice. Elle écarte un peu les bras de son corps, comme des ailes à peine soulevées. La lumière de l’aurore est devant elle, déjà, elle entre jusqu’au fond de ses yeux et la baigne d’un appel irrésistible. Je viens, pense-t-elle, je vais venir. Elle sent ce regard insistant autour d’elle, un regard sans yeux qui la pénètre et la transperce, elle voit dans le ciel nu un visage qui se dessine, un pâle et lisse visage sans traits, pareil à la lune en train de naître. C’est une voix, un appel, pour rejoindre l’infini, être libre, voler, sans mémoire, sans souffrance, suspendue entre ciel et terre, entre deux vies, jusqu’au rêve.

Elle est sur le rebord du toit. Ses orteils s’agrippent avec force au ciment, elle sent sous chaque phalange le granulé piquant et froid, rendu friable par les pluies et les vents qui passent sur l’immeuble depuis sa construction. Dans l’esprit d’Ujine, dans sa tête, déjà le grand saut vers le parking, son corps disloqué ouvert, le sang qui envahit sa gorge et couvre ses yeux d’une taie écarlate, le sang qui coule en ruisseaux entre les roues des voitures arrêtées. Tout cela qui fait un bruit, non pas un bruit, mais une clôture mince qui entoure le ciel, la mer, l’aérogare et même les champs d’eulalies.

Ses pieds refusent. Les doigts se sont écartés, ils sont forts, indéracinables. Ils ne lâcheront pas le rebord de ciment. Ils jettent leur onde jusqu’au centre du corps d’Ujine, ils transforment ses jambes en poteaux de fer, ils bandent la corde spinale et rejettent sa tête en arrière ! Ils n’écoutent pas le chant des sirènes ! Ils sont vivants, et ils ne veulent pas mourir !

À reculons, Ujine marche sur le toit. Instinctivement elle a appuyé ses mains contre son ventre. Elle se laisse glisser par terre, au milieu des cadavres de bouteilles bues, des mégots fumés, dont beaucoup ne sont pas à elle. D’autres gens sont venus ici avant elle, se sont saoulés, puis sont repartis sains et saufs pour continuer leur vie.

Ujine reste là, tassée contre la souche de cheminée qui n’arrête pas de vibrer, de souffler son air chaud. Le soleil éclate entre les fumées de l’horizon, les premiers avions décollent pour l’autre côté de la terre, au-dessus de la ville.

Trois

Ujine doit se défaire maintenant. Elle ne l’a pas décidé. Est-ce qu’on décide rien quand on est seule ? Mais elle n’est plus vraiment seule à présent. Elle n’est pas encore une maman, elle est double, quelque chose a changé en elle, elle ressent une gravité, une lenteur. Plus question de s’étourdir, d’aller dehors la nuit à la recherche du bonheur, ou du désespoir, plus question d’aller au hasard, à travers les collines, monter les escaliers jusqu’à en avoir mal. Tout cela, c’était bon avant. Avant quoi ? Elle s’est posé la question, elle l’a écartée comme une mouche importune. « Alors, comment vont les amours ? » Les filles, au cours de droit commercial, toujours aussi inquisitrices. Micha, Charlotte. Rita. Toutes les mêmes, avec leurs histoires, leurs complots, leurs ragots. « Tu sais quoi, ma chérie ? Tout est dans la manipulation. Tu comprends ? Ou tu manipules, ou c’est toi qui es manipulée. » C’était simple en effet. Il n’y avait qu’à choisir.

Tout paraît dérisoire. L’attente, la colère, l’orgueil blessé. Cette folie qu’a commise Ujine, aller frapper à la porte des parents de Samuel, le regard effaré de la vieille dame, la voix tremblante du père du fond de l’appartement, cette fragilité, cette banalité. Une odeur de cuisine lourde, du coq au vin, du bœuf en ragoût. « Non, mademoiselle, il n’habite pas ici, mais il vient tous les jours, ou il téléphone, laissez un message, nous le lui donnerons, quel est votre nom, je vous prie ? » Ujine a balbutié, toujours mauvaise pour inventer un nom, pour mentir : « Merbeau, Mlle Merbeau, merci, madame, désolée de vous avoir dérangée. » Quand le jeu n’est plus un jeu, devient un pari stupide, un ressassement, une grimace, et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura pas de réponse. « Non, non, merci, pas la peine d’écrire un message, c’est sans importance, excusez-moi. » La vieille dame, son bloc-notes à la main, son crayon à bille. Ujine a eu le temps de lire un en-tête au nom d’une compagnie d’avions, un cadeau du Voyageur sans doute, est-ce que ça provenait d’une de ses hôtesses de l’air ? Elle n’a pas attendu que la vieille dame ferme la porte, elle a pressé le bouton d’appel, mais elle n’a pas attendu que l’ascenseur arrive, elle a dévalé les escaliers, les huit étages, mais la minuterie s’est arrêtée, elle a dû descendre les deux derniers étages à tâtons, le cœur battant, les mains moites. Ça ne s’oublie pas.

Il ne fallait pas laisser revenir le vide. Chaque minute, chaque seconde compte. Il faut marcher, aller aux cours, à la Fac de droit, à la chambre de commerce, chercher du travail, s’inscrire à la gym, aux visites de musées, aux randonnées, au chant, aux ateliers. Marcher, parler, écouter, de toutes ses forces, du matin au soir, même la nuit, sans s’arrêter, sans penser, monter-descendre, enregistrer, compter, diviser, juger, sans jamais attendre. L’attente est un monstre vorace, cannibale. Il guette, cherche sa proie. Dans le vide se cache le visage du tyran, du grand manipulateur. Le rayer, le détruire. Apprendre à haïr ce qu’on a adoré.

D’abord, ne plus se soumettre. Ujine se souvient du temps où elle ne s’éloignait jamais de son téléphone de peur de manquer un appel de Samuel. Tout lui revient maintenant. Morceau par morceau, un tissu de mensonges et d’humiliations. Les soirées où elle est couchée sur son matelas, elle écoute la rumeur de la ville, les klaxons, les rugissements d’une moto (la moto de T.E. Lawrence sur laquelle il a cherché la mort), les sirènes des ambulances qui viennent de partout à la fois. Le téléphone posé sur le drap à côté d’elle, elle regarde le boîtier noir, l’écran aveugle. Il ne s’allume pas, il ne veut pas vibrer. « Allez, sonne ! Je t’en prie, maintenant, là, sonne ! Je compte jusqu’à cent et tu sonnes ! Je vais prendre une douche, sans me presser, je vais me laver les cheveux, et quand je sortirai de la salle de bains, je verrai le signal d’appel. Je descends dans la cour, je jette le sac-poubelle, je fais le tour de l’immeuble, comme si j’avais quelque chose à vérifier, je remonte — tiens ! Le signal d’appel ! » Elle se souvient de l’air supérieur de Samuel : « Il ne faut jamais attendre, jamais rien espérer. » Ou bien, une autre fois, elle ne se rappelle plus pourquoi : « Le monde ne répond pas à tes désirs. » Un soir, ils étaient ensemble en haut d’une colline, dans la belle auto de Samuel, le ciel était immense, un avion venait de décoller. Ujine avait-elle parlé d’avenir, ou simplement s’ils devaient se revoir le lendemain ? Samuel regardait la trace de l’avion. « C’est comme s’il suffisait de vouloir très fort qu’il tombe ! » Ujine avait ressenti une douleur près du cœur, un petit coup de poignard. Elle n’avait rien répondu, mais maintenant elle s’insurge. Quelle connerie ! Elle le dit à voix haute, peut-être que ça fait se retourner des gens dans la rue : « Quelle connerie ! Pourquoi je croirais que je peux faire tomber un avion ! » Quelle conne j’ai été ! Tout ce qu’elle n’a pas osé dire. Tout ce qu’elle a laissé dire. Ce qu’elle aurait dû dire.