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Contrairement à ses habitudes, Philippe, le verre à la main, parlait plus que les deux autres. Dans les conversations d’ordre général, il restait souvent embusqué, prêt à ressurgir quand l’un de ses interlocuteurs s’engageait dans une impasse. Ce soir, sans doute parce qu’il était le seul des trois à ne pas s’être exprimé en session, il monopolisait la parole. Denis se contentait de relancer, amusé par la façon dont Philippe donnait du sens aux bavardages de comptoir. Yves, de son côté, cherchait la façon la moins vulgaire de parler sexe avec deux inconnus : et vous les gars, vous faites comment ? À en croire son témoignage, Denis n’avait pas fait l’amour depuis de longues années, et Philippe se disait séparé depuis peu ; on pouvait imaginer que chacun avait sa réponse.

Malgré les efforts d’Yves, on n’aborderait pas, ce soir-là, le sujet. On ne saurait rien de l’abstinence forcée de Denis Benitez, de son angoisse issue de la perte du désir, du spectre de l’impuissance. Avec les années, toute volupté avait déserté jusqu’à ses rêves, dernier refuge des pulsions inassouvies. Parmi ses causes perdues, Denis faisait figurer sa virilité au tout premier rang.

On ne saurait pas plus comment Philippe essayait de retrouver Juliette dans le lit des autres femmes. Aucune n’avait son odeur, aucune ne savait se cambrer comme elle dans une position en cuillère, aucune ne poussait ce râle de plaisir, discret mais si intense. Il avait cherché à se consoler avec la première venue, puis la deuxième, et à chaque étreinte il s’était imaginé le corps de Juliette pour provoquer l’orgasme de sa partenaire et l’atteindre lui-même, prouvant à sa façon que la simulation n’était pas qu’un apanage féminin. Il avait beau s’interdire toute nostalgie, s’accrocher à ses résolutions, jouer les détachés, relire ses classiques, la vie avait perdu toute fantaisie depuis le départ de la belle.

Ils s’étaient rencontrés lors d’un colloque où Philippe avait dénigré en public une biographie de Spinoza qu’elle avait écrite. Pas le moins du monde impressionnée, elle lui avait tenu tête avec une telle assurance qu’il l’avait invitée à dîner pour se confondre en excuses. Les premiers temps, il avait été dérouté par cette femme plus grande que lui à la fois par l’âge, la taille et l’expérience. Elle mesurait une tête de plus que tout le monde, elle était son aînée de quatre ans, et elle avait élevé ses enfants seule. Pour en avoir vécu plusieurs, Juliette n’avait pas eu peur de se colleter à la vie, à l’inverse de Philippe qui jouait au pur esprit, désemparé face au quotidien. Plus il rendait hommage à son agilité d’esprit, à son indépendance, plus il admirait sa beauté, intacte depuis l’époque où, pour payer ses études de lettres, elle avait posé pour quantité de peintres et de sculpteurs. Juliette Strehler, 1,85 m pour 63 kg, sa statue en pied est exposée au Smithsonian de Washington. Ainsi la présentait-il à ses amis qui jamais n’avaient connu Philippe Saint-Jean aussi fier de paraître au bras d’une femme. Aujourd’hui, drapé dans son orgueil, il lui faudrait encore longtemps avant d’admettre que le manque de Juliette était la raison profonde qui le poussait vers ces rendez-vous du jeudi. Si elle l’avait quitté pour un autre, même un go-go dancer, Philippe aurait trouvé la sentence bien moins cruelle. Elle l’avait quitté à cause de ce qu’il était devenu : un type tout prêt à accepter, sans plus se poser de question, l’image du brillant intellectuel que d’aucuns lui renvoyaient. Philippe Saint-Jean s’était pris pour Philippe Saint-Jean, et seule Juliette s’en était aperçue.

Cette conversation sur la frustration sexuelle n’aurait pas lieu, mais ça ne changerait rien à la réponse qu’avait trouvée Yves pour s’en débarrasser, et de la façon la plus logique possible : il consommerait sans séduire. Sans prononcer un mot. Sans même connaître la fille. Sans prendre le temps de savoir si elle lui plaisait vraiment. Sans risquer de voir s’installer le plus petit atome de sentiment. Un ami marié lui avait dit : Tu sais, l’avantage d’une pute, c’est pas tant qu’elle fasse tout ce que tu veux, c’est qu’elle s’en aille juste après. Le même ami, qui semblait en connaître un chapitre, lui avait laissé le numéro d’une certaine Kris.

Yves n’avait pas encore connu de prostituées, et peu d’hommes de son entourage avaient fait appel à leurs services. Pour lui, c’était une pratique d’une autre époque, qui concernait d’autres milieux, d’autres mœurs que les siennes. Il n’y avait là aucune dimension morale mais juste une affaire de circonstances : il n’avait jamais eu besoin de payer. Et du haut de ses quarante ans, brutalement célibataire, fuyant toute idée d’attachement, il était décidé à appeler cette Kris dont on lui avait fait une vague description physique. Si un inconnu comme Philippe ou Denis lui avait dit ça m’arrive de temps à autre, Yves se serait senti dans une norme, prêt à admettre que tout homme un jour en passait par là. Le numéro de la fille traînait dans sa poche depuis une semaine et le besoin de l’appeler s’imposait maintenant. Elle viendrait, il s’emparerait de son corps et, après son départ, il en finirait une bonne fois pour toutes avec ce brave monsieur Lehaleur, petit mari exemplaire en route vers la grande aventure familiale. Plus aucune Kris, aujourd’hui, ne lui en demanderait tant.

Avant de quitter le bistrot, Philippe demanda aux deux autres s’ils avaient l’intention de revenir le jeudi suivant. Denis acquiesça et Yves répondit : sans doute. Chacun repartit avec l’intuition que leur trio serait amené à se reformer.

Chapitre 3

Philippe Saint-Jean circulait la plupart du temps à pied et se vivait comme un arpenteur de Paris, un promeneur solitaire. Ses activités lui en laissaient le temps et mettaient à profit tant d’heures passées dans les rues. En outre, posséder une voiture aurait été antirationnel, non écologique, et pour tout dire, vulgaire. Dans ses itinéraires, il lui arrivait d’inclure un détour par un parc, une église, un quai de Seine, ou, comme aujourd’hui, une librairie d’occasion. Chaque fois qu’il passait par le quartier de la Bastille, il s’arrêtait devant les rayonnages poussiéreux d’une petite boutique de la rue Saint-Antoine, et se laissait surprendre par un titre, un auteur oublié, une reliure piquée, irrésistible. Sa curiosité, sa patience lui avaient permis de découvrir des petits textes insolites qu’il lisait jusqu’au bout et citait au hasard de ses conversations. Dans un bac de livres en vrac, il feuilleta un volume broché à la couverture rouge et or, juste assez patinée pour inspirer confiance : Avec l’eau du bain. Petite mésaventure langagière, d’un certain Édouard Gilet. Pour 5 €, ce serait l’acquisition du jour et le petit plaisir du coucher.

Il traversa la place de la Bastille, prit la direction de la Nation, et s’arrêta, intrigué par un attroupement devant un luxueux café qui jouxtait l’Opéra ; une caméra montée sur des rails, des techniciens munis de talkies-walkies, des projecteurs, des figurants attablés devant des cocktails fluorescents et, au milieu de tant d’agitation, la doublure lumière d’une actrice.